Livres hebdo, 10 avril 2009, par Jean-Maurice de Montremy

Michon, le Tiepolo de la Terreur

Pierre Michon revient avec Les Onze. L’histoire d’un tableau imaginaire et d’un peintre imaginaire indissociablement liés au soleil noir de la Terreur.

Peut-être est-ce lui, Pierre Michon, le page aux cheveux blonds d’une fresque peinte par Tiepolo, décrite dans Les Onze, nouveau ro-man signé par l’auteur de Vie de Joseph Roulin (1988) ? Le voici ployé, « tendrement, suavement », sous le poids de sa mission, qui est de porter un superbe coussin dans le cortège des noces de Frédéric Barberousse. Nous sommes au début des années 1750, à Wurzburg, en Franconie. Tiepolo y déploie plusieurs chefs-d’œuvre de voûtes en plafonds.

La fresque existe. Un jeune homme se trouve en effet dans cette mise en scène aérienne qui célèbre le loin-tain empereur germanique. Le jeune homme est plus chevelu qu’aujourd’hui l’écrivain. Ce page blond de vingt ans se nommerait François-Elie Corentin. Vrai ? Faux ? Qu’importe : on sait, depuis Vies minuscules (Gallimard, 1984), le goût de l’écrivain pour l’effet de réel : l’imaginaire glissé dans l’interstice de la réalité, le rêve glissé dans un monde simple et concret. Bien que nourri d’histoire, Les Onze est une fiction.

Peut-être est-ce lui, Pierre Michon, non plus page d’empire mais « vieil enragé oblique » que David représente, trente ans plus tard, dans son esquisse du Serment du Jeu de paume ? Le jeune assistant de Tiepolo a vieilli. Il s’agit encore de François-Elie Corentin, personnage principal des Onze. Le voici, cette fois, coiffé d’un chapeau, flanqué de jeunes enfants, que l’on aperçoit, là-haut, « sur les grandes fenêtres que le vent visite », observant la scène fondatrice de la première Constitution, le 20 juin 1789. Cinq cent soixante bras tendus, couleur sépia : les députés prêtent serment à la romaine.

Peut-être est-ce lui, Pierre Michon, ce peintre qu’un sans-culotte vient requérir le 15 nivôse, an II (5 janvier 1794) ? Par une nuit de gel à pierre fendre, François-Elie Corentin, maintenant plus que sexagénaire, doit rejoindre l’église parisienne de Saint-Nicolas-des-Champs. Des sectionnaires lui commandent un portrait de groupe : « le » portrait des onze chefs de la Terreur, les membres du Grand Comité de salut public. Robespierre, Saint-Just, Carnot, Couthon l’infirme, Barère…

Cène laïque. « Vieux baroque invétéré, peintre de l’Ancien Régime à cent pour cent », si l’on en croit Pierre Michon, Corentin s’exécute : il peint à sa manière ancienne les hommes du nouveau pouvoir. Les onze posent pour l’éternité désenchantée. François-Elie Corentin les représente en Cène laïque. Judas s’est déjà esquivé pour faire sa besogne. Jésus n’est plus là. Il ne reste que les onze apôtres. Cette œuvre fictive du « Tiepolo de la Terreur » – un « oxymoron historique » selon Pierre Michon – est le sujet de ce nouveau roman où l’on aperçoit, par l’entrebâillement, la vie d’un artiste imaginaire.

« Je crois que c’est un soir de l’automne 1992 que j’ai eu l’idée des Onze, dit Pierre Michon. Je ne me suis pas dit : je vais écrire un texte sur la Terreur, ni : je vais inventer un peintre (ou : un tableau). J’ai eu soudain l’idée toute constituée du tableau, de ce tableau-ci, et en même temps l’énumération des membres du Comité de salut public, dans l’ordre : Billaud, Carnot, Prieur de la Marne, Prieur de la Côte d’Or, Robespierre, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Peut-être tout le texte est-il né de l’énumération répétée de ces noms dans cet ordre.

« Mais j’ai eu bien sûr aussitôt l’idée de faire de Corentin le cinquième peintre, dans la série des peintres auxquels j’avais précédemment consacré un texte, et qui sont Goya, Watteau, Lorentino d’Arezzo (dans Maîtres et Serviteurs, 1990), Van Gogh (Vie de Joseph Roulin) et Gian Domenico Desiderii (Le Roi du bois, 1996). Ce texte, dans mon idée, devait clore ma série picturale. Et l’enrichir d’un peintre imaginaire, quand les autres étaient réels, célèbres ou obscurs.

Comme souvent, Pierre Michon a travaillé en marge de ses incessantes lectures et de ses songeries. Il écrit rapidement les trois premiers chapitres des Onze : l’évocation de Tiepolo et celle des origines du peintre Corentin, issu de Combleux, près d’Orléans, sur des bords de Loire où Michon lui-même a vécu. « J’ai considéré que l’entreprise était ratée, je n’y ai plus touché. »

Il faut attendre 2008 pour que l’écrivain s’y remette : ses blocages d’écriture sont fameux. La rumeur court souvent qu’il n’arrive plus à écrire. Chacun de ses livres est présenté comme le dernier livre de l’homme silencieux, retranché à Nantes en marge de la vie littéraire. Pourtant, chaque fois, un texte nouveau paraît. « J’ai rédigé en mars 2008 le chapitre un de la deuxième partie et ébauché le chapitre trois. J’ai de nouveau considéré l’entreprise comme impossible. De nouveau, j’ai abandonné. J’ai rédigé la deuxième partie en octobre 2008. J’ai jugé l’ensemble incomplet, et l’ai laissé dormi. J’ai décidé, il y a un mois, février 2009, que c’était fini. »

Avec ses cent quarante pages d’un style intense, jouant du temps et de la description, Les onze est un nouvel autoportrait de Michon, discrètement placé dans un angle du tableau à la manière des peintres d’autrefois. « Il y a beaucoup de traits personnels épars dans le récit : par exemple, Corentin peint le tableau à 63 ans, qui est mon âge exactement. J’y décris des ouvriers limousins travaillant aux canaux de la Loire. Je suis moi-même issu du Limousin. Les Limousins ont été très longtemps exploités saisonnièrement comme manœuvres à Paris sur les chantiers de maçonnerie, gâcheurs de plâtre, l’un des métiers les plus durs qui soit. C’est une des raisons pour lesquelles le Limousin est une région politiquement rouge, traditionnellement. Parmi les fusillés de la Commune, ils sont les plus nombreux après les Parisiens. Mon arrière-grand-père maternel a encore « fait les maçons » au début du XXe siècle ».

Art, histoire, politique, intériorité, quête de l’infini dans un monde fini. C’est sans doute le secret du succès de Pierre Michon. On imagine mal aujourd’hui que cet homme réservé, jadis militant de la Gauche prolétarienne (GP), ait fait partie d’une troupe de théâtre – encore qu’il en ait gardé le goût des lectures publiques. Tard venu à la publication (il a trente-sept ans quand paraît Vies minuscules), l’admirateur de Rimbaud n’a longtemps vécu que de petits boulots. Le manuscrit de cet inconnu est arrivé par la poste chez Gallimard. Son écriture faussement classique, bien plus complexe qu’il n’y paraît, et son « retrait actif » du monde ont pris le temps. Ils se sont imposés lentement mais durablement aux lecteurs.

En 1984, Gérard Bobillier, éditeur de Verdier, lit ce premier livre, trouvé en librairie. Il rencontre l’auteur. Un ancien de la GP fait ainsi connaissance d’un autre ancien de la GP tous deux passés de l’activisme à la réflexion poétique et à la métaphysique. Ils ont eu la tentation de la Terreur, à laquelle ils ont tous deux renoncé. Début d’une longue amitié. Le deuxième livre de Pierre Michon,Vie de Joseph Roulin, paraît chez Verdier quatre ans après Vies minuscules qui, à cette époque, ne dépasse guère les mille exemplaires vendus. Cette fois, le succès est au rendez-vous : viendront ensuite L’Empereur d’Occident (Fata Morgana, 1989), Maîtres et Serviteurs (1990), Rimbaud le fils (Gallimard, 1992), etc.

« C’est du visuel. » Le goût pour l’Antiquité tardive, pour les solitudes monastiques du haut Moyen Âge, pour les illusions perdues des Lumières et du XIXe siècle expriment un paradoxe présent dans toutes les œuvres de Michon : l’expression émerveillée du désenchantement du monde. Tout tient au regard porté sur une réalité modeste et discrète, en marge des fastes ou des gloires du siècle. On peut dire de ses livres ce que l’écrivain dit des Onze : « C’est du visuel. J’ose espérer qu’il en résultera quelque chose comme une vision pour le lecteur Pour moi, je n’ai cessé de voir le tableau que peint Corentin, mais ce n’était jamais à chaque fois tout à fait le même tableau : d’où mon parti pris de ne jamais véritablement le décrire ; on connaît l’ordre des noms dans lequel sont désignés les onze terroristes (il se pourrait bien que le “visuel” soit un effet de cette énumération), on connaît leur visage par l’archive, j’ai inventé leur vêture, on sait que ces hommes sont debout (sauf Couthon, le paralytique sur son trône). Peut-être que cela suffit. »

Cela suffit, en effet, pour que s’installe la tension, pour qu’on sente se mettre en place un « piège en forme de peinture ». Les hommes de 1794 vont jouer, dans une partie très sombre, un « joker politique ». L’Histoire, pour Michon, est une « pure terreur ». Une terreur qui nous attire comme un aimant. « Les onze hommes vivants, conclut-il, sont l’Histoire en acte, au comble de l’acte de terreur et de gloire qui fonde l’histoire – la présence réelle de l’Histoire. »