Midi libre, 10 mai 1997, par François Martin
Fragments de vies entre ombre et lumière
« Christian était convaincu depuis longtemps que la mort n’était rien qu’une horreur. C’était pourtant à sa rencontre qu’il allait, lorsqu’il s’habillait de lumières, c’était d’elle qu’il attendait étrangement une aide pour continuer à donner un sens à sa vie ». Émotion extrême, nudité bouleversante dans le témoignage, lucidité et compassion… Alain Montcouquiol a plongé au plus profond de son sang pour tremper sa plume d’écrivain. Dans ce véritable « livre analyse », Alain reste dans l’ombre, laissant la lumière à ce frère mort trop tôt, courant après un rêve.
L’événement de cette mort a tout pulvérisé dans la vie de l’écrivain. Tout sauf son cœur. Écorché, meurtri, malade de cette disparition, Alain Montcouquiol cherche dans l’écriture le moyen d’exorciser cette insupportable douleur. Mais écrire renvoie à la mort. Sans cesse. « Je ne me supporte plus écrivant, t’écrivant ces morceaux du temps de ta vie, alors que je ne te reverrai plus jamais… »
Une tentative de dire la mort
De la première à la dernière ligne, le récit est une tentative de dire la mort pour la réduire au silence. Dans ce tourbillon de la mémoire, ces « petits bouts de souvenirs, tombés comme les feuilles d’un arbre », mille scènes, mille anecdotes rendent ce livre sur la mort et la passion extrêmement vivant et émouvant. La découverte secrète de l’amour des toros, le dur apprentissage du métier, les années galères en Espagne et les années lumière au Mexique ou en Colombie… jusqu’à l’accident et la fin tragique de Nimeño II. Alain Montcouquiol raconte toute cette aventure extraordinaire « sans vraie chronologie, sans plan, sans but », écrit-il. Bousculé par un désordre contre lequel il ne peut rien. « Un désordre contre lequel je me reconnais incapable de lutter ».
Ici, seule la mémoire compte aux côtés des blessures de l’âme. Le bagage de souvenirs devient une richesse, une semence qui fait croître le récit d’Alain et nous envahit. Et l’on se prend à regretter de n’être pas à ses côtés, à l’heure où il veille son frère. De lui prendre la main et le serrer dans nos bras, pour partager sa souffrance en lui disant des mots simples et dérisoires. « J’ai posé ma main sur sa tête, j’ai caressé ses cheveux, ses sourcils… Ses paupières étaient fermées… Comme tombée de ses cils encore humides, sur sa joue droite, la larme noire de son grain de beauté… »
Mais parfois son écriture l’arrache au passé, apaise sa mémoire lorsqu’il évoque le « sens de l’honneur, l’amour propre, le panache, ces qualités du torero que je n’avais pas eu le courage de devenir » ou qu’il décrit avec clairvoyance le rôle du mozo de espada, Federico Canalejas : « C’est un travail très étrange de transformer en torero cet homme nu, isolé un instant du monde dans la solitude d’une chambre anonyme (…). Dans ces moments, les toreros ont le sentiment d’être étouffés par le costume qui leur colle à la peau. Ils se sentent attachés, écrasés. C’est la peur qui les opprime, le refus inconscient de se laisser passivement transformer en torero (…). Le mozo de espada sait bien qu’il apparaît comme une sorte de bourreau… »
On se surprend, aussi, à emprunter les mêmes routes tortueuses que la cuadrilla. D’une arène à l’autre, la nuit, bercé par « la voix claire de Camaron de la Isla ». On se voit tremblant et droit, poussé par la foule levée pour une ovation délirante dans les arènes de Mejico.
Mais le silence bruissant de la vie bute contre le langage meurtrier. Ce dernier revient vite à la charge : « J’écris, j’écris encore, puis je cesse d’écrire car il me vient du dégoût à vouloir compliquer par l’écriture une vérité simple : je suis mal, malade de ta mort ».
« No mueras, te amo tanto », aurait-il pu lui crier comme dans le poème de Vallejo le Péruvien. « Ne meurs pas je t’aime tant. Mais le cadavre hélas, continua de mourir ». Il continue de mourir, il continue de pénétrer dans l’éternité de la mort, écrit Jorge Semprun pour qui « la seule ascèse possible de l’écrivain n’est-elle pas de chercher précisément dans l’écriture, malgré l’indécence, le bonheur diabolique et le malheur rayonnant qui lui sont consubstantiels ? »