Nouvel Obs.com, 23 avril 2009, par Didier Jacob

Je vais vous demander d’acheter un livre

Plusieurs fois, dans la conversation (il me parle de son dernier livre), Michon absout. Fait le geste mais en rit, c’est une pirouette. Michon acteur. Il joue, c’est un furet. Où se tient-il ? Michon boudé par les puissances supérieures. Attendant comme un skipper les vents dominants. Pendant des années, il ne peut écrire un mot, une phrase. Mer calme. Et puis soudain oui. Cette fois, oui – gros temps. Cette fois, Les Onze.

Il travaille le copeau. La brindille dont il fait (son génie) un feu d’enfer. Pourquoi Dieu (l’inspiration, les phrases, les livres) boude-t-il en lui ? Vient quand il veut, disait-il (le titre de son dernier livre). Ne vient pas en général. Une phrase n’est pas une phrase si elle n’est pas la phrase. Viser juste. Tirer dans le mille. Et, parfois, quand vous parlez avec l’écrivain aux mille malices, mais tendre, vous comprenez. Ce que viser veut dire. Parfois, pendant quelques minutes, peut être dix, quinze, vingt minutes (moment de gloire !) la parole de Pierre est justement celle de Dieu qui vient en lui. Phrases prononcées comme écrites. Elles sortent. Elles éclosent. Ca vient de la Bible, dirait-on. Tombé de la Bible comme la marchandise, du camion. Arraché à quelque chose qui est la matière de la Bible, énorme roc solide que personne, sauf Michon à ses heures, n’arrive à fendre, à briser, à gratter. Que personne, ouvrant la main, la bouche, ne lâche ainsi filer dans l’air, parole, sable magique.

Les Onze. Voici le noir diamant. Un texte qui s’est fait longtemps attendre (quinze ans). Il en avait écrit trois chapitres en 93, du siècle 1900. Car c’est un livre sur 93, du siècle 1700. La Révolution. La Terreur, qui est le « comble » (mot qu’il emploie dans le livre) de l’Histoire et de la Révolution. Il en avait eu assez, peut-être, des commémorations de 89. Entrons dans le vif du sujet. S’est-il dit. Dans ce qui fâche. Dans ce qui sonne comme la cloche fêlée de la Révolution. Entrons dans Les Onze. Mais entrons là-dedans par la phrase sonnante de Baudelaire qu’il cite au début (Michon est un grand archiviste de phrases, il se promène avec son petit carnet où il note celles des autres quand elles lui plaisent, et les siennes comme si d’autres que lui les avaient inventées). « C’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre. »

Michon avait écrit trois chapitres des Onze il y a plus de quinze ans. Il racontait l’enfance d’un peintre sous l’Ancien Régime. Un petit Tiepolo (fascination de Michon pour les barbouilleurs, et notamment pour les barbouilleurs de cette période). Il s’appelle Corentin, est élevé dans la soie de l’Ancien Régime. Le livre se déroule sur les bords de la Loire, dont les limousins (les maçons de l’époque, la plèbe, la grande indifférenciation ouvrière) curaient les canaux affluents pour permettre le passage des barges et la circulation des marchandises. Voilà, c’est joli, c’est Ancien Régime. Et Michon est si heureux de son troisième chapitre que, pour lui, le livre ne peut aller plus loin. L’incident (de l’écriture) est clos.

Puis le temps passe, la vie de Michon (une fille naît), une vie de province, une vie d’enfant de la province. La fadeur de la province que les fondeurs de cloche à la Michon préfèreront toujours à la bruyante bêtise parisienne. Michon écrit, n’écrit pas, pas beaucoup en tout cas et même encore moins que pas beaucoup. Un recueil d’entretiens paraît chez Albin Michel il y a deux ans. Autant dire moins que rien. Il pense aux Onze, à ce livre qui n’a pas été encore totalement sorti de la mine. À ce livre qu’il faut finir. Il attend la phrase-étincelle et la phrase ne vient pas, ou vient mal. C’est celle-ci : « Veux-tu honorer une commande, citoyen peintre ? » C’est celle-ci que son oreille de fondeur de cloche entend ne pas sonner tout à fait comme il faut. Mais il lui suffit d’inverser l’ordre prénom-verbe (il se lève, me la dit, me la joue, me la mime) et le son lui semble enfin parfaitement pur : « Tu veux honorer une commande, citoyen peintre ? »

C’est ce qu’il me dit, qu’il enjolive sans doute, qu’il invente peut-être. Mais qu’importe, Michon peut donc écrire Les Onze. La deuxième partie. On n’est plus sous l’Ancien Régime. C’est maintenant la Révolution, la Terreur. Les onze sont onze, là, devant vous, les parricides. Les régicides. Les assassins du Comité de salut public. « Vous les voyez, Monsieur ? Tous les onze, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Invariables et droits. Le Grand Comité de la Grande Terreur. »

Michon comprend et, mieux, Michon voit. La fièvre, mot qui revient. Ils n’ont pas dormi pendant quatre ans, ou bien là, sur de la paille, on finit un discours, on s’allonge et on dort. Ils ont les yeux fous, ils sont amis, ils sont frères, ils ne dorment pas, ils vont s’envoyer à la mort demain, ils boivent sans cesse du gros vin rouge qui transforme un gentleman en paysan limousin, un Saint-Just en péquenot ivre. Michon voit en eux très clair parce qu’il connaît ce vin-là, parce que son sang est ce vin de vie ouvrière, ce vin épais d’ancêtres, imbuvable. Et tous les onze, remarque génialement Michon, sont aussi des écrivaillons contrariés, piètres plumes, ex-poètes n’ayant jamais percé. Donc, royal, il les absout. Ses onze, ses amis, ses frères.

Ils commandent un tableau à Corentin (le citoyen peintre). Un tableau qu’on peut voir aujourd’hui au Louvre, au pavillon de Flore. « Quatre mètres virgule trente sur trois, un peu moins de trois. Le tableau de ventôse. Le tableau si improbable, qui avait tout pour ne pas être, qui aurait si bien pu, dû, ne pas être, que planté devant on se prend à frémir qu’il n’eût pas été, on mesure la chance extraordinaire de l’Histoire et celle de Corentin. On frémit comme si on était soi-même dans la poche de la chance. »

Voici donc le Comité en peinture. C’est une cène. La cène révolutionnaire. Il fallait le faire. Oser. Mais il y a un truc. Que je ne vais pas vous dire. Si vous lisez le livre. Voilà, si vous voulez, ce qu’on va faire. Je vous dis qu’il y a un truc, mais je ne vous en dis pas plus long car je ne voudrais pas que la cloche ne sonne pas à vos oreilles comme elle a sonné aux miennes. Vous casser le plaisir, en quelque sorte. Je vais vous laisser quinze jours, quinze jours trois semaines. Pour lire le Michon. Pour découvrir à votre tour où se trouve l’entourloupe. Bien sûr, il ne faudrait pas lire d’articles sur le livre. Si vous en voyez, vous n’avez qu’à rêver en fermant les yeux à la fadeur de la province. Vous n’avez qu’à me croire. Et puis, dans un petit mois, je vous en dirai plus, ou plutôt Michon vous en dira plus, sur le tableau, sur Corentin, sur ces onze terreurs et sur ce que Michelet vient aussi faire là-dedans. Un Da Michon Code ? Pourquoi pas ? En beaucoup moins fade, en beaucoup plus diabolique.

Ceci en tout cas. Vous allez lire Les Onze. C’est la Révolution qui vous tend la main. Elle est là dans la paume de Michon, dans la lumière du Caravage. C’est une grande toile vénitienne qui parle (vous entendez le rire de Michon tout au fond de la galerie du Louvre ?). Mais voici les dernières lignes du livre. C’est folie pure. Folie dans la fadeur d’une vie de Pierre Michon. Ce livre, c’est Dieu qui vous regarde. Il va vous mettre à genoux.