Ouest France, 23 avril 2009, par Daniel Morvan
La horde des Onze
Entretien avec Pierre Michon. Propos recueillis par Daniel Morvan.
Sombre et virtuose, le nouveau livre du nantais Pierre Michon sort aujourd’hui. Il aborde l’histoire de la révolution française à travers celle d’un tableau : le portrait collectif des onze membres du Comité de salut public.
Tout d’abord quelle est la part de fiction dans cette histoire ? Tu pardonneras mon ignorance, mais je ne connais ni le tableau des Onze, ni le peintre Corentin !
Un des chapitres écrits que je n’ai pas publiés commençait ainsi : « Imaginez, Monsieur, cet être improbable : quelqu’un qui ne connaîtrait pas Les Onze » : Cet être existe, c’est toi. Et tu n’es pas le seul, trois autres amis (dont Emmanuel Carrère) se sont comme toi excusés de « leur ignorance ». Et j’en suis extrêmement satisfait : c’est que j’ai fait exister le tableau, on y croit !
Malheureusement, Corentin et Les Onze sont pure fiction. Mais comme j’ai pris l’habitude d’écrire en partant de faits vrais, on croit que là aussi, c’est tout vrai. Je bénéficie de la présomption de vérité. Mais c’est du roman !
Écrire l’histoire, c’est toujours faire œuvre de romancier ou d’artiste ?
Bien sûr que je mets en doute globalement toutes les représentations interprétatives de l’histoire (livres, tableaux, etc.) . Mais toutes ces représentations m’emballent, m’enthousiasment, aussi fausses ou farfelues soient-elles (je ne suis pas un sceptique, ou alors un enthousiaste sceptique). Ou encore (puisque le texte s’achève sur les peintures de Lascaux) : l’histoire, même la plus récente et la mieux documentée, me paraît en fin de compte aussi opaque, mystérieuse et massivement terrible et belle que les peintures de Lascaux. L’histoire n’a pas de sens, sinon celui d’une belle tragédie.
Borges disait que l’histoire des religions est une branche de la littérature. Mais on peut le dire de l’histoire tout court.
Les anciens le savaient bien, que l’histoire c’est de la fiction, la plus haute fiction : à propos de Tite-Live, Cicéron dit qu’il a porté au plus au point « le grand, le plus grand (optime) art oratoire, l’histoire. » L’histoire écrite est le comble de l’art oratoire, voilà ce que dit Cicéron, qui s’y connaissait un peu.
Dans ce livre, il est autant question d’étoffes que d’idées. La vérité de la Terreur serait-elle plus dans le « manteau de soufre » de Couthon que dans ses convictions ?
La matérialité m’intéresse bien plus que l’abstrait. Les textes sur l’institution politique, etc., me tombent des mains. La fraise que portent au cou les hommes du début XVIIe m’en apprend plus que les traités politico-juridiques de Bodin, à la même époque. De même l’uniforme tricolore « à la nation » des représentants en mission.
Plus simplement : il s’agit ici d’un tableau de peinture, c’est-à-dire d’une discipline dans laquelle l’habit fait le moine.
Quelle ambition est à l’origine de ce texte ? Comment l’idée est venue ? Et qu’est-ce qui a été surmonté pour que Les Onze finissent par paraître, sur un format plus ample que les livres qui ont précédé ?
L’idée m’en est venue en 1993, pour marquer le coup du bicentenaire de la Terreur (qui est à mon sens la vérité de la Révolution, bien plus que la belle unanimité de 1789). Tout le monde avait célébré le bicentenaire de 89, mais pour 93, il n’y a pas eu grand-chose. Bon, j’ai alors écrit, il y a quinze ans, les trois premiers chapitres, que j’ai mis de côté en me disant que je continuerai plus tard (si je me souviens bien, je suis passé alors à la rédaction de La Grande Beune).
Mais ce texte flottait toujours dans mon esprit. L’an dernier, Gérard Bobillier, des éditions Verdier, a fini par obtenir de moi un contrat pour que je finisse ce livre, ce que j’ai donc fait. De cette circonstance très contingente, événementielle, tu peux voir des traces dans ma deuxième partie : le banquier Proli, qui commande le tableau à Corentin, c’est un peu Gérard Bobillier !
Ce qui a été surmonté principalement, dans les quinze ans qui séparent la rédaction des deux parties, c’est ma crainte des opinions partisanes concernant la révolution. J’ai eu en 2008 le culot que je n’avais pas eu en 1993 : celui de mettre cet événement sous verre, sous une vitre blindée, comme l’est mon tableau.
Pourquoi ne pas avoir traité directement du sujet (la Terreur), sans en passer par la peinture ni par Michelet ?
Il n’y a pas à cela de raison théorique que je puisse expliquer : l’idée d’un livre sur la Terreur m’est venue directement sous la forme d’un tableau sur la Terreur (le fait que j’étudiais de près Tiepolo, à la même époque, parce que je voulais faire un texte sur Tiepolo, y est sûrement pour beaucoup).
Si j’avais écrit directement sur la Terreur (en prenant pour pivot, au lieu de Corentin, un politique d’alors) j’aurais couru le risque d’enfoncer des portes ouvertes, de raconter une fois de plus ce qui a été magistralement raconté mille fois depuis Chateaubriand, Michelet, Hugo. Mon texte, qui traite autant des représentations innombrables de la Terreur que de la Terreur elle-même, fait appel à des relais multiples, des échos (c’est une chambre d’échos) dont le plus visible est Michelet. Mais il y a aussi, moins visibles, de Maistre, Sade, Marx. Et même Shakespeare, qui a représenté la Terreur bien avant la Terreur !
On retrouve en Corentin des motifs chers à Pierre Michon : le père absent, les jupes féminines, la violence sexuelle, la hantise de la mort littéraire, et une gaucherie touchante qui fait de lui un « Pierrot » à la Watteau. Parler du Comité de salut public, une manière de traiter du meurtre du père ?
Oui tout ça y est, sans doute, surtout dans la première partie. Sauf que les Pierrots ici, sont plus puissants et redoutables que d’habitude : ce sont les « Robespierrots », comme on appelait à l’époque les partisans de Robespierre. Pas si gauches que ça, quoique touchants sans doute.
Et bien sûr que toute histoire de la Révolution est une histoire de meurtre du père. C’est la horde des origines, comme dans Totem et Tabou de Freud : les fils, les frères (les Onze) tuent le père (le roi), et fous de culpabilité s’entretuent.
La scène caravagesque de la convocation de Corentin semble dire qu’à ce « comble de l’histoire », tout se joue sur l’art de tenir son rôle. Comment fait-on pour composer une scène aussi savante et virtuose (les ossements, les cloches) ? Et qu’en pensent les historiens, de cette thèse où finalement presque rien ne sépare plus les membres de la horde ?
Comme je te l’ai dit, je craignais un peu le jugement des historiens sur ce livre (cette crainte est une des raisons qui m’ont fait retarder autant le bouclage du livre). Ce qu’ils vont en penser, je ne le sais pas : on verra bien. Mais il y aura sûrement quelques retours de bâton, parce que je prends quelque liberté sur des points précis de l’événement historique, qu’ils seront les seuls à relever.
Un rôle est bien davantage qu’une posture : un comédien peut croire au rôle qu’il incarne.
Pour la composition : Faire tenir ensemble des éléments et des métaphores disparates – les os morts, l’or, les bicornes, les cloches, les chevaux, Michelet et Lascaux. Je ne peux pas vraiment en parler, mais c’est là que réside le plaisir propre à la production d’écriture, à la joie de la trouvaille, des trouvailles multiples, et au glaçage final de tout cela dans le texte lisse.