Place publique, mai 2009, par Jean-Claude Pinson
Pierre Michon peintre de la Révolution
On sait depuis longtemps (depuis Flaubert au moins) que ce n’est pas le grand sujet qui fait le grand livre. De même, n’a plus cours en peinture, depuis belle lurette, la vieille hiérarchie des genres. Mais s’attaquer à un grand sujet, du coup, est devenu particulièrement périlleux, tant risque d’être vite instruit le procès en grandiloquence. Et pourtant quel plus beau défi, pour un écrivain ou un artiste ?
Un grand sujet, c’est justement ce à quoi s’affronte Pierre Michon, magnifiquement, dans le récit intitulé Les Onze qui paraît ce printemps-ci chez Verdier, son fidèle éditeur. L’auteur nous avait plutôt habitué, ces derniers temps, à de brefs récits (Mythologies d’hiver, Abbés). Parce que leur densité laissait entrevoir de sidérantes échappées, on se doutait bien cependant qu’un jour ou l’autre il allongerait la foulée (mais non pas nécessairement la phrase). Et c’est ce qui advient avec ces Onze. Le livre en effet ne se contente pas de raconter des histoires de vies, celles d’hommes ordinaires ou d’artistes. Cette fois, c’est de front que Michon aborde l’Histoire, la grande, et met en scène ses acteurs majeurs. Il se saisit en effet, à travers son récit, de l’événement majuscule par excellence : la Révolution Française – et plus particulièrement de ce qui en constitue le « comble » : la Terreur. Il en tire un récit parfaitement incarné, où la réalité gigantesque et monstrueuse de l’événement rejoint l’immémorial du mythe. Et l’écriture oxymorique propre à l’auteur y est d’autant plus à son affaire qu’elle est sans cesse galvanisée de se frotter à cette débauche d’énergie passionnelle, agissante et souffrante, que charrie le grand fleuve révolutionnaire.
Dans les pas de Michelet
C’est à Nantes, où il s’est retiré après l’arrivée au pouvoir de Napoléon III, que Michelet, dans l’hiver de 1852, met la dernière main à ce grand récit tout à la fois épique et lyrique qu’est sa monumentale Histoire de la Révolution Française. C’est à Nantes qu’il y écrit ses pages les plus hallucinées, celles de ce Livre XVI où il évoque le moment crucial, destinal, de la Terreur. Il y évoque Carrier bien sûr, cette « bête sauvage » (« chien enragé, sans pourtant être un scélérat ») « vidant les prisons dans la Loire », mais aussi le retour à Paris des représentants en mission, ces « terribles voyageurs de la Révolution », ces « hommes de la fatalité » contraints de « faire des crimes pour fuir le crime ».
Et c’est à Nantes aussi que Pierre Michon, dans les pas de Michelet, aura écrit ses Onze, à la fois monolithe majeur dans ce que la Révolution a pu inspirer de meilleur à la littérature française et superbe portique dans l’œuvre de l’auteur, digne pendant de celui qui inaugurait l’œuvre, les désormais fameuses Vies minuscules. Si, n’en déplaise au patriotisme local, Nantes n’y est pas pour grand-chose, Michelet, lui, y est pour beaucoup. Et ce n’est pas par hasard que Michon lui rend hommage à la fin de son récit, quitte à prêter à ce « prêtre ennemi des prêtres » des pages qu’il n’a pas écrites ! Mais c’est bien là le moindre droit de la fiction, surtout quand elle a pour elle, comme c’est le cas ici, la vérité du souffle légendaire et s’autorise d’une imagination fabulante que Michelet lui-même « enfourche sans ambages ».
Fiction documentaire
Mais qui sont-ils, ces Onze ? Ou plutôt : qu’est-ce que Les Onze ? Car il s’agit d’abord d’un tableau, « le plus célèbre du Louvre », nous dit Michon ; un tableau qu’on se presse du monde entier pour venir voir derrière sa vitre blindée. Une grande « toile vénitienne » de 4 m sur 3, à côté duquel, pour Michelet (qui soi-disant l’a vu), « le Marat assassiné de David n’est qu’une petite toile caravagesque », tandis que ces Onze représentent ceux qui « sont l’Histoire en acte », la « présence réelle de l’Histoire ». Et qui sont ces onze apôtres ? Les onze membres du Comité de salut public, les onze Représentants, Robespierre et les siens, représentés par un tableau secrètement commandé au cours de l’hiver 93-94, quand le « rasoir national » s’emploie à porter l’Histoire à son comble mais que les jeux ne sont pas encore complètement faits.
Le peintre ? Un certain François-Elie Corentin. Bien entendu, de ce peintre fameux, surnommé le « Tiepolo de la Terreur », nulle histoire de l’art ne fait mention. On l’aura compris, Michon invente un récit qui est une fiction, mais une fiction puisant dans l’histoire réelle, une fiction « documentaire ». En effet, si les acteurs du drame ont bien existé (et comment !), le peintre et son tableau sont eux pure fiction. Et cependant c’est bien cette invention qui fournit au récit son levier, lui conférant un point de vue décalé, un cône aveugle et vierge, où va pouvoir s’alimenter l’énergie d’une énonciation soucieuse de faire revivre le souffle épique de l’époque.
Fresque
Une première partie s’attache à retracer la généalogie du peintre et son enfance. Elle donne l’occasion à Michon d’un long travelling, à la fois géographique, paysager (la Loire et ses levées à Orléans), et historique, social (la France du 18e, celle du « terrible temps de la douceur de vivre », celle qui produit Sade aussi bien que Rousseau.) La force du récit est ici d’arriver à faire tenir, cadré en un lieu et en quelques pages, un très saisissant tableau de la France d’Ancien régime et des forces qui souterrainement déjà s’y affrontent. Il ne s’agit évidemment pas pour Michon de proposer, comme le ferait un historien, une analyse des rapports de classe. Le récit pourtant est à sa façon marxiste, soucieux qu’il est de donner à voir et à comprendre, comme en chair et en os, les « fondations invisibles » d’une société où l’humiliation sociale est la règle pour les dominés ; où les maçons et terrassiers limousins (« le prolétariat, c’est-à-dire les Limousins ») sont des « nègres de l’intérieur », tandis que les « réussites sociales » de la bourgeoisie, que l’on met si facilement sur le compte du talent et du travail, ne vont pas en réalité sans « scélératesse ».
Et comme toujours chez Michon (qu’on relise Le Roi du bois), Marx ne va pas sans Freud : la lutte des classes, qui est aussi une affaire libidinale, n’est pas sans une dimension de décisive « sexuation ». C’est ainsi le désir, joint au hasard et aux ressorts de la lutte des classes, qui fait qu’un Limousin parvient à « bondir hors du rang » et, enrichi, épouse sur le tard « une fillette de vieille noblesse ». Telle est la trajectoire du grand-père, avant que son fils (le père du peintre) n’embrasse, lui, la carrière des lettres. Car nous sommes à une époque où la littérature substitue sa croyance à celle de la religion (« Dieu changeait de nid en quelque sorte ») et où l’écrivain croit pouvoir se penser en « puissante machine à augmenter le bonheur des hommes ». Mais « s’il arrive que les Limousins choisissent les lettres, les lettres, elles, ne choisissent pas les Limousins ». Aussi François Corentin de la Marche, « trop près encore d’un vieux maçon illettré », n’est-il qu’un écrivain raté, employant ses jours oisifs à une « glandouille poétique » qui n’est rien d’autre, au fond, que la « réversion de l’injure patoise en sonnets anacréontiques ».
Caravagesque
La seconde partie du livre, ajoutant à l’épique le plus tragique de la politique, resserre la focale autour des onze acteurs que rassemble le tableau. Simulacre de cène, il représente, prenant la pose pour la postérité, les onze membres du Comité de salut public. Onze « veufs de la gloire littéraire » ou « bons savants aux mains sales », qui sont aussi onze « parricides » croqués dans le moment tragique où soudainement grandit l’ombre de la guillotine. Ils sont, écrit Michon en une formule saisissante, comme dans « un trou de lapins quand le furet est lâché, mais ici tous sont pour les autres et furet et lapin ».
Elle narre aussi, cette seconde partie, les circonstances de la commande faite au peintre, un soir de nivôse (janvier 1794), dans la sacristie de l’église « ci-devant Saint-Nicolas-des-Champs ». C’est alors l’occasion d’une peinture de genre, avec joueurs de cartes, morceaux de lard et pichets de vin. Mais sous la faible lumière à la Georges de La Tour que dispense une lanterne carrée, on voit aussi, sur la table, des ossements et un sac de pièces d’or, si bien que tout cela est finalement, non seulement nocturne et caravagesque, mais aussi, ce qui est au fond la même chose, « shakespearien et crapuleux ».
« Onze créatures d’effroi »
Michon, on lui en saura gré, ne se dérobe pas devant la chose politique et ses peu ragoûtants arrière-plans. Au contraire, son narrateur (qui est pour son interlocuteur comme une sorte de guide ou de mentor face au tableau) insiste pour entrer dans le détail des « arguties politiques », dans la « grisaille théorique et historique, la lutte des classes et le panier de crabes » ; « tout cela, ajoute-t-il, vous fatigue, mais j’ai besoin, moi, de vous le dire ». Mais il y insiste pour rendre à l’événement sa complexité en même temps que son contexte. Car le conteur n’est pas un idéologue qui juge et tranche (« Hébert et ses masses, populistes ou bolcheviks je ne sais ni ne veux savoir »). Il est au contraire, comme l’écrivain, celui dont le rôle est d’introduire dans son sujet de la nuance ; d’introduire le lecteur à l’ambiguïté des choses (« Ces gens ont des excuses, Monsieur »). Sa responsabilité propre est celle, difficile, que Barthes attribuait à l’écrivain : « supporter la littérature comme un engagement manqué. »
Mais – et c’est la force du récit de Pierre Michon que d’en administrer la preuve – cela ne conduit pas nécessairement à l’ironie désenchantée et sceptique – celle qu’on trouve par exemple dans Les dieux ont soif, le roman où Anatole France évoque la Terreur. Au contraire, le narrateur de Michon n’hésite pas, à la suite de Michelet, à recourir au ton épique. Car les Représentants en Mission, s’ils « ont la mort en eux » et la donnent à tour de bras, sont aussi des héros. Ils « avaient les mains plus sanglantes que les autres », mais ils avaient aussi « l’auréole épique, la gloria militar ». Le « plumet à la nation » sur leurs têtes n’a pas frémi, quand ils se sont trouvés sous la mitraille ennemie. Et qu’est-ce que l’auréole épique, sinon un semblant d’éternel qui fulgure dans un présent historique ? Ce pourquoi l’épos a partie liée avec l’éthos, comme en atteste en premier lieu le costume. Et Michon, en bon peintre, de s’attarder sur les chapeaux à plumet et les cols alla paolesca (on connaîtra plus tard les cols mao).
Là où le récit historique est dans « l’après-coup » et la reconstitution méthodique de l’événement, le récit épique, lui, se tient dans le présent, cherche du moins à habiter son bruit et sa fureur. Et ce qui se découvre alors au cours de l’événement, c’est l’Histoire comme « pure terreur ». Pas seulement celle d’un temps où les têtes sont brandies au bout des piques. Mais la terreur primordiale de la nuit d’avant l’histoire, celle qui fait se confondre les têtes humaines avec celles des chevaux et les bêtes divines avec les bêtes cornues. C’est aux puissances du mythe que nous reconduit in fine le récit de Pierre Michon : les « onze créatures d’effroi » du tableau de Corentin se changent pour le spectateur, non seulement en chevaux de Géricault, mais en bêtes de Lascaux.
Les deux voix du conteur
Dans un texte célèbre, Walter Benjamin notait que l’art du conteur tenait dans son pouvoir de condenser la force de l’événement de telle sorte que le récit « ressemble à ces graines enfermées hermétiquement dans les chambres des pyramides et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif ».
Laissons tranquille la postérité, mais retenons de Benjamin les deux idées de densité et de pouvoir germinatif. Car il me semble qu’elles conviennent parfaitement à l’art du conteur tel que Michon le déploie dans ces Onze. Ce qui frappe en effet, c’est d’abord la densité du récit, sa parfaite découpe, sa capacité à saisir, à coup d’ellipses et d’échappées, de travellings et de gros plans, le cœur de l’événement majuscule. C’est aussi, bien sûr, la force d’une énonciation, son insurrection visionnaire, sa richesse en harmoniques, la façon d’avancer toute en volutes et en abrupts, qu’a la phrase de Michon. « Corvée de grande magie », dit l’auteur de l’art de Tiepolo. Le mot sans doute pourrait lui être retourné : beaucoup de travail, une phrase ciselée, rabotée, sans fin ajustée, et au bout du compte la magie, le pouvoir germinatif, l’onde de longue résonance des phrases.
Il faudrait s’arrêter aussi sur l’effet de vivant relief qui se dégage de la narration, sur sa capacité à déployer, dans la profondeur de l’espace et du temps, des plans stéréophoniques, son pouvoir de produire du volume et de l’épaisseur. C’est qu’en réalité, même s’il n’y a qu’un narrateur, deux voix s’entremêlent dans le récit. Il y a celle d’abord, explicite, du conteur qui, en retrait de l’action, d’une humeur tout apollinienne, narre les faits et gestes des acteurs d’une voix impassible. Mais il y a aussi, sourdement venant doubler cette voix épique, une voix lyrique qui participe et pâtit au tragique des existences mises en scène par le récit. Mêlée à l’action, cette voix lyrique n’a rien de personnel : elle est celle, dionysiaque cette fois, de l’Histoire elle-même. Elle est sa longue plainte lyrique, sa voix éraillée psalmodiant le blues sans âge de l’existence, criant que « Dieu est un chien ». Deux voix donc, entremêlées, l’une épique et l’autre lyrique : Homère et Coltrane, par exemple.
Littérature et politique
Important dans l’œuvre de Michon, ce récit l’est aussi par la pierre qu’il apporte à la narration littéraire de l’événement et à la possibilité d’une écriture, aujourd’hui, de la chose politique. Peu d’œuvres marquantes, somme toute, auront traité de la Révolution. Entre les deux pôles que constituent le roman romantique (Les Chouans, de Balzac, ce livre « surtendu et hagard », comme dit Gracq, où la « guerre des haies » se mue en « opéra du bocage » et, quarante-cinq ans plus tard, le Quatre vingt-treize de Victor Hugo) d’une part et le roman sceptique d’Anatole France d’autre part, Les Onze ouvrent un nouvel espace au récit de la Révolution. Ils inventent une façon de la raconter à la fois distante et empathique, décillée et enfiévrée. – Une façon où le dessinateur qui analyse et pense est en même temps le poète épique soucieux de la couleur. Michelet et la peinture sont sans doute pour beaucoup dans le frayage de cette nouvelle façon de raconter l’histoire. Mais grand intercesseur aussi, probablement, quoique plus sourdement, le Marx du 18 Brumaire. Car c’est de luttes de classes plutôt que de lutte d’idées que nous parlent ces Onze.
J’ajouterai encore que si nous sommes en présence d’un livre majeur, c’est aussi parce qu’il vient à son heure au seuil de ces temps troublés où nous entrons. À sa façon, il est un geste politique. Écrit par un Limousin (comme quoi il peut arriver que les lettres finissent par choisir un Limousin !), il pose la question des « Limousins ». Autrement dit celle de l’égalité. À sa façon, il apporte sa pierre à cette querelle qu’il importe aujourd’hui, selon Pierre Bergounioux, de raviver : celle qui oppose à la liberté (en sa version libérale anglo-saxonne) la « passion française de l’égalité ».