Planète corrida, mai 2008, par Jean-Marie Magnan
Jugez de notre stupéfaction, en 1987, à la découverte que les grandes figures de l’Espagne taurine, par le truchement de François Zumbiehl, nous restituaient une parole en accord avec leur personnalité et conforme à leur art. Nous n’en revenions pas de le croire l’intime de toreros aussi divers que possible : de Pepe Luis Vàzquez à Luis Miguel Dominguin, d’Ordóñez à El Cordobés. J’appris par la suite que son exploration n’avait été autorisée par aucune familiarité préalable et qu’il les rencontrait pour la première fois. Comment réussissait‑il à se trouver d’emblée en intelligence avec eux, sur une même longueur d’onde ?
Il n’en dénonçait pas moins : « l’éternel malentendu entre les professionnels de la plume, avides d’affirmation, et les hommes habillés de lumières, accoutumés à vivre dans un monde d’incertitudes. » Au cours de ces entretiens, j’imagine que Zumbiehl eut plus d’une fois le tournis. Qu’un Marcial Lalanda n’accorde d’importance qu’à la lidia, la conduite efficace du combat en vertu du métier acquis, quand El Cordobés ironise qu’elle sert trop souvent à ne toréer qu’à bout de bras et à maintenir avec le fauve une distance comme de Cordoue à Madrid, deux époques s’affrontent.
Mais voici Antonio Ordóñez qui ne croit pas à la domination. « Le torero dominateur, un conte ! » Mais voici Camino qui prétend qu’on ne freine pas un fauve et que le temple, ce temps qui paraît suspendu, ça n’existe pas, alors que Pepe Luis Vazquez et El Viti expriment l’opinion contraire et se montrent très convaincants quand ils évoquent le ralenti.
Continuons ! L’un (Pepe Luis) préfère provoquer le fauve à distance et lui donner plus de champ afin qu’il accoure et se grandisse, l’autre (Luis Miguel) admet que cette manière peut être belle, mais qu’on se contente d’accompagner l’adversaire, de jouer avec ses charges, au lieu d’aller au‑devant de lui et de le vaincre sur son terrain. C’est le grand mérite de l’enquête de François Zumbiehl de réunir pareilles vérités antagonistes et complémentaires qui ont contribué à la richesse du toreo, à son épanouissement, à son perpétuel renouveau, envers et contre tous les esprits sentencieux, dogmatiques.
Après les maximes gnomiques d’un José Bergamín attaché à des règles intransigeantes et à une corrida supraterrestre se célébrant dans quelque empyrée, nous retrouvions comme une bouffée d’oxygène le sens de la relativité et de l’absence d’impératifs catégoriques dans toute création authentique.
Alors qu’ils sont devenus sinon inutilisables, du moins à employer avec précaution parce qu’ils datent, les traités de tauromachie apparaissent comme le prolongement du cerveau des aficionados. Ils peuvent leur occasionner une manière de taie qui rend opaque la vision directe. Sorti de cette forteresse de mots aux massives murailles, l’expert se sent comme décérébré.
C’est désormais la planète des taureaux que François Zumbiehl fait discourir. Nous sommes citoyens plus ou moins distraits de cette nouvelle logosphère engendrée par la domination des médias. Lui seul s’emploie à en épouser la conscience totale en récepteur d’échos dont il capte l’extrême diversité.
Tout concept comme dans Le Miroir des idées de Michel Tournier suppose et attire son contraire.
S’éclairent‑ils ou s’annulent‑ils ? Parfois ils se complètent plus qu’ils ne s’opposent. Ils vont par paire. Chaque thèse possède ni plus ni moins positive, son antithèse. Nous voici conviés à la fête des mots de la corrida accouplés en une démarche binaire ou duale où l’un force, explore et révèle l’autre comme dans le duel entre l’homme et la bête.
« Un bon livre doit nous hérisser de points d’interrogation », selon Jean Cocteau.
Le Discours de la corrida peut prétendre à l’excellence. Mais c’est par un excédent de réponses que la question se voit reconduite et qu’aucune assertion ne réussit à l’épuiser.
Le choix des affirmations chargées de donner la réplique se base ici sur la pertinence des interlocuteurs (Álvaro Domecq et Victorino Martín entourés de moindres seigneurs pour la bravoure du taureau) sur la beauté des trouvailles souvent populaires pour témoigner de la sublimation du toreo (se plonger dans ce glossaire procure un plaisir esthétique de haute qualité) et sur le grain de folie contenu dans quelques envolées lyriques quand la passion et l’irrationnel l’emportent.
Il y a chez François Zumbiehl un pince‑sans‑rire qui s’applique à faire donner les raisons et les déraisons des autres et qui se garde bien de s’en désolidariser ouvertement : il n’est pas toujours facile de le dénicher dans leurs outrances. Magister des plus nuancés, des plus soucieux du détail, avec de délicates balances quand il pèse le pour et le contre, la démesure grise ce qui reste de baroque dans sa volonté de classicisme. À cet égard les Curroromeristes le comblent. Les proclamations du président de leur club de Camas, mystique et soûlerie, l’entraînent, le rendent à moitié complice et il doit se défendre pour ne pas tituber en pleine confusion : « On n’a pas besoin de voir. Ce qu’on voit est de trop. Certains jours Curro n’a pas terminé une passe. C’est l’esprit de chaque curriste qui l’a parachevée. » Voilà qui est avouer clairement son attachement au sentiment plutôt qu’à la réalité, se ressaisit juste à temps François Zumbiehl.
Donnons pour preuve de son intoxication par le curroromerisme l’énoncé que l’étude de la parole taurine offre plus de consistance que le déroulement de l’action. Ce qui consiste en quelque sorte à mettre la charrue avant les bœufs et le Verbe ou verbiage avant la création. À cela on reconnaît le contestataire malicieux, celui qui n’ignore pas que le paradoxe n’est que l’autre moitié de la vérité, sa partie cachée. Mais peut‑être préfère‑t‑il que les aficionados choisissent de lire et relire son essai au lieu de se rendre aux arènes pour assister à un spectacle qui aurait perdu de son importance. Ce chroniqueur que je continue à croire avide d’affirmations accepte désormais de vivre sa passion dans un monde d’incertitudes et de nous en faire part sur 260 pages, aussi graves qu’allumées, aussi érudites que joueuses. On ne peut imaginer meilleur corpus ni plus plaisant bêtisier donnant à penser avec William Blake qu’à persévérer dans leur folie, les fous deviennent sages. Tels se proposent à nous les ressasseurs impénitents des époques révolues.
Il s’agit là d’un platonisme des plus explosifs. Si nos discours de la corrida, comme les idées dans le système de Platon, n’existaient pas que séparément dans un monde différent, le dynamiteur François Zumbiehl ferait sauter la poudrière des arènes.