Recueil, mars 1991, par Jean-Paul Corsetti

Évoquant les méthodes de composition offertes aux « jeunes littérateurs », Charles Baudelaire écrivait : « Couvrir une toile n’est pas la charger de couleurs, c’est ébaucher en frottis, c’est disposer des masses en tons légers et transparents – la toile doit être couverte – en esprit – au moment où l’écrivain prend la plume pour écrire le livre. » Il semble, à plus d’un titre, que Pierre Michon ait appliqué à la lettre le précepte de Baudelaire. Le triptyque de Maîtres et serviteurs dont Francisco Goya, Antoine Watteau et Piero della Francesca sont le pré-texte ouvre à nouveau les minutes d’un procès qui, depuis toujours, hante la littérature. Sans aucun doute aussi, Pierre Michon est-il le receleur ad hoc pour en pervertir le sens et échapper ainsi à la question…

Au fait. Ce livre est un livre transversal, oblique et en trompe-l’œil. P. Michon pense comme un baroque – et un baroque mélancolique –, mais écrit comme un moderne. En ce sens, les trois « Images » qui se déploient ici dans le flux de l’écriture obéissent aux principes d’une alchimie subtile et précise. Il s’agit d’abord de raconter des histoires, à la manière du Voragine de la Légende dorée (dont l’auteur place un court passage en exergue de son livre) ou encore des obscurs calligraphes du Moyen Âge qui rédigeaient vies des saints et légendes pieuses, naïves. Cette ingénuité savante qu’on identifiait déjà dans les Vies minuscules (1984) du même auteur, relève véritablement de la rhétorique tout en « frottis » qu’évoquait Baudelaire. Dans un second temps, la trouble hagiographie de Pierre Michon soulève plusieurs voiles et laisse filtrer quelques interrogations. Ses trois fragments ressortissent à ce qu’on pourrait appeler des fictions biographiques (ou biographies fictives). Le trait baroque dont nous parlions surgit dans le rapport implicite que les récits entretiennent avec l’expression picturale, que la Littérature inscrit dans un référent qui lui est par nature étranger, c’est-à-dire la Peinture ; puis, il travaille l’équivoque relation que l’écrivain lui-même entretient avec ses personnages, dans un effet de métaphore autobiographique, certes, mais aussi du point de vue du regard qu’il porte sur son art, et sur la « vérité » de cet art soudain confronté à l’image. D’où un écheveau narratif pluriel, tout en « abyme », qui se construit selon un étrange mélange. Pierre Michon nous conte des ébauches d’existence qui ont toutes pour sujet un grand peintre. Pour ce faire, il s’appuie sur divers témoignages ou documents critiques et biographiques ; par exemple : les Vies (1550) de Giorgio Vasari pour l’histoire de Lorentino d’Angelo et de Piero della Francesca, la chronique de la famille Bayeu dont Goya épousa la fille, Josefa – Manuel sera son pesant protecteur et il en donnera un portrait, Crozat ou Julienne, que connut Watteau, sans compter les nombreuses références événementielles concernant chaque artiste. Ensuite, comme « recouvrant » ce vernis premier de la réalité, P. Michon guette l’épiphanie des figures qu’il dépeint dans l’œuvre même du créateur. Comme si la toile, Gilles de Watteau, Saint Martin de Lorentino, Gloire ou Apartado de toros de Goya, allait soudainement céder à ces formes d’enchantement ou de malédiction propres à sa saisie par la relation écrite. Comme si, selon le mot de Pessoa, l’écriture était susceptible de « révéler la vérité par erreur », de trouver sa vérité alors qu’elle s’égare dans l’œuvre peinte, que sa rhétorique est sans cesse perspective. Que cherche-t-elle à saisir, cette écriture dévoyée, éprise d’elle-même jusqu’à se perdre dans de multiples digressions, historiques, artistiques ou… autobiographiques ? « Qu’on m’entende encore », écrit Pierre Michon au début de Je veux me divertir, fiction dévolue à Watteau. De qui parle-t-on à présent, et à quoi, finalement, auront conduit ces villégiatures en clair-obscur qui s’immergent dans les ciels de Tiepolo, se laissent happer par les fugues nocturnes d’un Goya dans les marécages, ou bien se figent, à l’écoute de la confession de Watteau sur son lit de mort, à Nogent ? Qu’ont-elles à nous apprendre sur elles-mêmes et sur celui qui les porte ?

Ces interrogations, Pierre Michon les abandonne à la fiction : Goya, hébété, songe dans le Saint-des-saints, l’Antichambre royale des peintres de cour, à l’âne mort qui transportait jadis ses cartons et auquel il parlait de Raphaël. Watteau détruit ses nus avant de s’éteindre et de murmurer : « Pierrot ne compte pas. » Lorentino enfin peignant son saint Martin pour un cochon, en février, et rendant une dernière visite à son Maître aveugle, ignore aussi que son œuvre bouchera un trou dans une petite paroisse de campagne.

De ces paraboles où la solitude le dispute à l’amertume, où les chairs ne se consument que trop vite pour le bleu d’un ciel qui n’est qu’illusion, où Dieu lui-même détourne son regard des vertiges qu’il engendre, Pierre Michon ne tire aucune gloire factice. Son livre confesse l’inavouable envers qui le fonde et qu’il est conduit à débusquer ailleurs, dans des effractions. La vie des autres et l’art dont l’écrivain est condamné à demeurer le voyeur – l’impudique rêveur – disent sa misère, sa dérision lucide. Le sablier et la faux se croisent sur le blason noir et bleu qui orne la page. Il faut longtemps se perdre pour espérer gagner l’heur éphémère d’une rencontre avec soi. Maîtres et serviteurs révèle avec de somptueux raccourcis, dans le désenchantement salvateur qui sied aux « larrons », l’évidence qui ouvre à la nécessité d’écrire.