Transfuge, mai 2009, par Oriane Jeancourt Galignani

« L’Histoire est un enchevêtrement de tragédies sans Dieu ni Grand Soir »

Entretien avec Pierre Michon. Propos recueillis par Oriane Jeancourt Galignani.

Les Onze, c’est le nom d’un tableau imaginaire représentant les onze membres du comité de la Terreur. Avec son peintre fictif, Pierre Michon propose une réflexion captivante sur le statut de l’artiste dans l’Histoire.

Dans l’ombre de l’Histoire, des artistes peignent sans relâche la légende de ce qui fut. Le Sacre de Napoléon ne serait qu’une cérémonie grotesque sans le tableau de David, la dimension sacrée de la Révolution française ne serait pas tout à fait la même sans La Liberté guidant le peuple de Delacroix… Or, l’année 1793, « le point culminant de l’Histoire » selon Victor Hugo, n’a pas son tableau.

Privilège de l’écrivain, ce tableau, Pierre Michon l’imagine dans son dernier ouvrage, Les Onze. Le portrait des onze sublimes tueurs de roi : le comité de la Terreur. Robespierre, Saint–Just, Carnot, pour les plus célèbres, Collot, Barère, Lindet, Billaud, Jean Bon Saint-André, Prieur (de la Marne), Prieur (de la Côte d’or), Couthon, pour les oubliés de l’Histoire. Tous figurent là, héros, monstres ou dieux, offerts aux jugements des hommes. Michelet, le gardien du temple révolutionnaire, voyait en eux des innocents aux mains ensanglantées : « Ce fut une chose bien terrible lorsque la grande assemblée qui avait fait la Terreur parla terreur même, releva sa tête et vit tout le sang qu’elle avait versé. » (Le Peuple, 1845)

Pierre Michon, lui, prête moins d’attention au ruisseau d’horreur qui a suivi 1793, qu’à ce peintre imaginaire, François-Élie Corentin, choisi par les hommes de la Terreur, pour métamorphoser des bourreaux en mythe. Dans la lignée de Corps du roi et Maîtres et Serviteurs, Pierre Michon met en scène un de ses doubles artistiques, le peintre, accomplissant le deuil de l’Histoire pour entrer dans les terres sacrées de la création. Rencontre.

Pourquoi avez-vous choisi de retracer la naissance d’un tableau, Les Onze ?

Parce que ce tableau manque. Le grand tableau de la Révolution française manque. Il y a bien Le Serment du jeu de paume de David, mais ce n’est qu’une esquisse, il ne l’a pas fini. Et puis ça n’est jamais que du David : néoclassique, léché, surdessiné, sans génie, tout proche du pompier qui le guette toujours. Vous me direz qu’il y a le Marat assassiné du même David, qui est presque un chef-d’œuvre. J’en conviens, mais c’est le pouvoir déchu et martyrisé, pas le pouvoir en acte. Mon tableau donne à voir le pouvoir révolutionnaire en gloire.

La peinture est un thème récurrent dans votre œuvre, que recherchez-vous dans l’œil du peintre ?

L’apparition. Le spectre de l’Histoire.

Cette apparition surgit-elle dans un tableau comme elle pourrait surgir dans un roman ?

La peinture est plus efficace : elle expose une rêverie « en clair », ce que ne peu-vent pas faire les mots. Un morceau de peinture est un objet visible, définitif et immuable, ce que n’est jamais une évocation romanesque, toujours soumise à la visualisation aléatoire de chaque lecteur en particulier. La Liberté guidant le peuple de Delacroix existe, indépendamment de nous. Pas Jean Valjean.

Vous écrivez que Les Onze est un tableau « fait d’hommes » et non, comme la majorité des tableaux de cette époque, « de vertus ». Qu’entendez-vous par là ?

Qu’il n’est pas allégorique. Les derniers peintres baroques employaient l’allégorie à tout-va, un tableau politique était prétexte à une profusion de « victoires », de muses, de « vertus », tout un fatras de références mythologiques. Et, chez les néoclassiques (qui à l’époque ringardisaient les baroques), chaque centimètre de peinture était « vertueux », romain, citoyen, républicain, athlétique : les corps mêmes étaient des Vertus ambulantes, dans leur représentation lisse. Corentin, comme Goya à peu près dans les mêmes années, fait exploser la dimension allégorique. Il peint des corps mortels. Et des costumes.

Dans Les Onze, vous développez l’idée que ce tableau aurait donné une réalité historique au comité de la Terreur. Les hommes de la Terreur avaient-ils besoin de ce tableau pour exister dans l’Histoire ?

Bien sûr. Qui, sans le tableau, connaîtrait leurs noms à tous ? Qui connaît les noms des membres du grand Comité de l’an Il : Billaud, Carnot, Prieur (de la Marne), Prieur (de la Côte d’or), Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Jean Bon Saint-André ? À part Robespierre, Saint-Just et peut-être Carnot, à qui ces noms disent-ils quelque chose – ou plutôt, à qui diraient-ils quelque chose, si Les Onze n’avait pas été peint ? Pourtant, Collot et Billaud ont machiné l’appareil de Terreur, autant et plus peut-être que Robespierre. Quant à Robert Lindet, ou Jean Bon, ils sont dans le gouffre de l’oubli. Ils ont pourtant mis leur signature à la mise à mort de Danton, eux aussi. Entre parenthèses, ces onze étaient douze à l’origine. Mais le douzième, Hérault de Séchelles, trop modéré ou timide, a été évincé au cours de l’hiver 1793, quelques jours avant que mon peintre, Corentin, ne reçoive la commande.

Le comité de la Terreur, Marat, Robespierre, sont-ils des personnages historiques qui vous fascinent à l’instar de Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize ?

Oui, la scène du cabaret de la rue du Paon, dans le Quatre-vingt-treize de Hugo, est un des modèles des Onze : « Le premier de ces hommes s’appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat… » C’est un tableau superbe, tout en ombres et lueurs caravagesques. Mais ils ne sont que trois. Et surtout leurs noms sont trop connus. J’en ai accru le nombre. J’y ai mis un peu de mystère.

Ces onze hommes de la Terreur sont présentés par Proli, émissaire de Robespierre, comme « des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes ». Aujourd’hui, comment les peindriez-vous ?

Vous oubliez le mot « héros » que je mets aussi, me semble-t-il, dans la bouche de Proli. Il est vrai que c’est un mot qui n’a plus cours. Je les peindrais comme des héros dans le sens antique, c’est-à-dire tenant des trois : monstres, dieux et hommes. C’est ce mélange indécidable qui les fonde : ils sont monstrueux, ils sont divins, mais ils ont une apparence humaine. C’est ce que fait passer toute grande peinture quand elle réussit un portait. Et c’est ce que fait Corentin, mon peintre.

À l’origine de la Terreur, il y a aussi « les meutes plaintives et tueuses de la plèbe éternelle », vous démystifiez le peuple, n’est-ce pas ?

Comment le pourrais-je ? J’appartiens de naissance au peuple, mes souvenirs et mes affections viennent de là. Du peuple à l’époque où il s’appelait encore le prolétariat. J’appelle ça « les Limousins », dans Les Onze. Mais, bien sûr, la « plèbe » n’est pas le prolétariat, quoiqu’elle soit composée des mêmes hommes, les damnés de la terre. La plèbe est un autre état du peuple : c’est le peuple dans ses manifestations grégaires, dans sa négativité absolue. Ou, pour reprendre la terminologie d’Elias Canetti, le peuple est une « meute », noble, organisée, mouvante, dynamique, insurrectionnelle ; la plèbe est une « masse », amorphe, létale, hystérique, immonde. Mais laissons tomber ces considérations politiques fatiguées : le plus important, c’est que je me suis efforcé d’écrire ce texte sans a priori idéologique. Le narrateur nébuleux qui raconte tout ça est désimpliqué, il a le point de vue de Sirius, à la fois ironique et épique : il se moque du peuple, comme il se moque des rois et des gouvernants révolutionnaires. Mais il admire le peuple, les rois et les chefs de factions. Ainsi, j’ai écrit un chapitre qui n’est pas publié dans le livre, où je disais que Corentin était à la fois passionnément robespierriste et passionnément royaliste. Et je crois bien que c’est mon propre point de vue : toute vision manichéenne de ce grand événement épique m’est étrangère. C’est un peu comme la guerre de Troie, aujourd’hui, la Révolution : on ne prend pas parti pour les Grecs ou pour les Troyens. On admire tous ces héros en bloc.

Avez-vous aussi écrit ce livre contre Michelet qui s’est en quelque sorte approprié la légende de la Révolution française ?

Michelet est la Révolution, sa postérité. La légende sous sa forme épique vient de lui (et un peu de Hugo). Nous la voyons par lui, quelle que soit notre « opinion », si nous en avons une. Moi, je n’en ai guère. J’aime ce que fut Michelet. C’est un écrivain merveilleux. J’ai même une faiblesse pour ses idées, qui ne sont plus les nôtres. Il est partie intégrante de la Révolution, tout texte sensé sur la Révolution ne peut pas faire l’économie de Michelet. Il faut qu’il y apparaisse. C’est pourquoi je lui laisse le soin de clore mon texte. Et même, pour tout vous dire, le manteau « couleur de fumée d’enfer » dont j’affuble mon peintre était, aux dires de ses biographes, qui le tiennent eux-mêmes d’Edgar Quinet, sur les épaules de Michelet dans les années 1840. Il a glissé des épaules de Michelet sur celles de Corentin.

Vous relatez les expériences malheureuses d’écriture des hommes de la Terreur, des « veufs de la gloire littéraire ». Doit-on comprendre que de cet échec littéraire est né leur destin de bourreau ou de « parricide » ?

Sans doute. Mais vu comme ça, c’est un peu réducteur. D’abord, ils n’ont pas tous échoué. Dans la carrière des lettres, Collot d’Herbois était un dramaturge à succès, contrairement à ce que veut faire croire la légende noire qui le persécute depuis deux siècles. Quant à Carnot, il est quand même l’auteur du théorème de Carnot, ce qui n’est pas rien.

Ensuite, ce n’est pas seulement leur côté coupeur de têtes qui découle de leur vocation littéraire inaboutie : c’est aussi leur générosité brouillonne, abstraite, proprement littéraire.

Et en découle aussi le style inimitable, épique, terrible, de la rhétorique révolutionnaire, du formidable lexique de l’an II. On ne peut relire tout ça sans trembler, sans admirer, sans regretter. Je ne peux pas m’empêcher de vous citer une des plus belles phrases qui aient été écrites sur la Révolution, sa postérité et son échec. Elle est de Quinet : « Où sont les mois qui promettaient la moisson, germinal, messidor fructidor ? Ils ont passé comme ceux qui annonçaient les tempêtes, brumaire, frimaire, nivôse. Rien n’est resté, ni le printemps, ni l’hiver. »

Vous écrivez qu’à cette époque, l’écrivain commence à servir à quelque chose… À quoi, selon vous, sert l’écrivain pendant la Révolution française ?

Pendant, à rien (sinon qu’il est au pouvoir, si vous m’avez bien lu). Surtout, il a préparé l’événement, tout au long du XVIIIe siècle : comme chacun sait depuis Hugo, « c’est la faute à Voltaire […] c’est la faute à Rousseau ». Grâce à la lecture des « philosophes », tout le monde avait l’âme révolutionnaire, à la veille de 1789 – surtout les aristocrates.

Doit-on regretter aujourd’hui que l’écrivain ne soit plus au pouvoir ?

Vous connaissez la théorie des trois fonctions de Dumézil ? Les sociétés qui marchent le mieux sont celles qui cloisonnent avec soin les trois fonctions majeures : la fonction sacerdotale (jadis les prêtres, aujourd’hui les savants, les écrivains), la fonction politique (les armes, le pouvoir), et la fonction économique. Il n’est sûrement pas très bon de mélanger tout ça.

Aujourd’hui, au XXIe siècle, le rôle de l’écrivain a-t-il changé ?

Je n’en ai aucune idée. Sans doute que non, en dépit des apparences. Le rôle a été distribué une fois pour toutes, en la personne des premiers scribes de Sumer.

Vous évoquez « l’appétit de donner » de François- Élie Corentin. Quelle est cette forme de générosité propre à l’artiste ?

Le grand art est toujours un don, une affirmation et non une critique : il transforme le négatif (ici l’événement sanglant de la Terreur) en positivité. Une positivité esthétique, et peut–être davantage.

Vous écrivez au sujet du créateur qu’il est « celui qui veut croire de toutes ses forces, et qui arrivent à croire, que l’acte par lequel on a prise sur le monde, l’acte digne de ce nom, a pour fondement et principe l’intellection pure, la magie en somme, la volonté magique d’un seul ». Y a-t-il une fois à l’origine de votre vocation d’écrivain ?

Oui, la fantasmagorie que vous dites a été pour beaucoup dans ma « vocation ». Ce texte en est en quelque sorte la caricature – ou le deuil.

Vous dites « L’Histoire est une pure terreur. Et cette terreur nous attire comme un aimant. » La terreur et l’effroi sont aussi les ressorts du tragique… L’homme ne recherche-t-il que cette dimension tragique dans l’Histoire ?

L’Histoire et le tragique sont une seule et même chose, si on laisse tomber les interprétations, de type hégélien ou marxiste, de l’Histoire douée de sens. Et d’ailleurs, ces interprétations n’ont plus cours, je ne sais si c’est à tort ou à raison. L’Histoire nous apparaît, à nous postmodernes malgré nous, comme « un rêve raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur ; et qui ne signifie rien » (Macbeth). Un pur enchevêtrement de tragédies sans Dieu ni Grand Soir.

Shakespeare, que dans Corps du roi vous éleviez au rang de roi, réapparaît dans ce livre, associé à la nuit et au « crapuleux »… Qu’entendez-vous par là ?

Que Shakespeare est un des auteurs à avoir dit sur le mode épique le versant noir du pouvoir, hors de toute idéologie : il est de ceux qui savent comme de naissance que la « mafia » en est la réalité crue. La mafia est la réalité crue des rois, la plèbe est la réalité crue du peuple – et tout cela est paradoxalement « beau ». Revoilà le tragique, sa beauté insensée. Sa beauté « crapuleuse » puisqu’elle fleurit sur le sang des peuples et des rois – et plus il y a de sang, plus elle fleurit. L’histoire récente ne semble pas démentir Shakespeare.

Shakespeare, comme Michelet, est en somme un des protagonistes des Onze – un des rois fantômes de cette « nuit des rois ». Aucune songerie sur le pouvoir ne peut se passer de la silhouette de Shakespeare. Et même il parle, comme en personne, dans Les Onze. J’y ai mis des citations de Macbeth sans guillemets, qui ne sont pas évidentes.

« L’artiste parfait meurt de la beauté de son chant » écriviez-vous dans Corps du roi. Ce travail que vous avez effectué sur François-Élie Corentin est-il aussi une réflexion sur ce que serait « l’artiste parfait » ?

J’ai essayé, en effet, de mettre en scène non pas un artiste parfait (ça n’existe pas), mais un artiste qui réussit une fois dans sa vie un morceau de peinture parfait : Les Onze est le plus beau tableau de la terre, voilà ce que dit le texte. C’est pourquoi je ne saurais le décrire.

Et puis ça changeait un peu des tableaux imaginaires qu’on voit surgir dans l’histoire de la littérature, qui sont toujours des échecs, et dont la figure fondatrice est le fiasco de La Belle Noiseuse, peinte par le vieux Frenhofer dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Les peintres imaginaires, les écrivains imaginaires, sont des êtres de catastrophe. C’est comme si les écrivains n’osaient pas, par superstition ou modestie, ou dolorisme, ou jalousie anticipatrice, inventer un artiste comblé pour une fois dans son destin d’artiste. Ils n’osent pas traiter d’un artiste qui réussit magistralement « un coup ». À l’avoir fait, je ne vois guère que Nabokov, dans Feu pâle.

Corentin, cependant, va bel et bien mourir de son tableau réussi – « de la beauté de son chant ». Tout cela est raconté dans une sorte d’épilogue des Onze, que je n’ai pas conservé dans le corpus (je voulais que ça finisse sur l’évocation de Lascaux) et qui paraîtra dans six mois ou dans six ans. Oui, Corentin mourra de la beauté de son chant, mais dans l’allégresse, dans l’ivresse. Sa fin est tragique, mais il échappe au tragique.

À la fin des Onze, vous revenez au geste artistique fondateur, à Lascaux, comme Malraux a pu le faire dans Le Musée imaginaire… Est-ce pour mettre en valeur la dimension sacrée de l’art ?

Oui, des gens comme Malraux ou Bataille ont donné pour figure générique à l’art, au comble de l’art, quand il se révèle dans son aboutissement absolu qui est en même temps son origine, le nom emblématique de Lascaux. C’est ce qu’un autre appelle « le fond toujours censuré de la réalité non humaine ». Appelez-le le « sacré », si vous voulez. Moi je préfère dire que le grand art n’en finit pas de produire des fétiches : « Rendez-nous les fétiches! », comme disait Pessoa. Et la Révolution, qui est une période fétiche des Temps modernes, me semblait le bon terrain pour planter ce fétiche à onze têtes, Les Onze.

On peut appeler « Lascaux » tout art qui nous confronte brutalement à ce que d’autres temps ont appelé les dieux : c’est-à-dire ce qui est massivement beau, violent et inconceptualisable quoique flagrant. Ce qui se dresse face à nous, nous ressemble et n’est pas nous. Oui, c’est bien le sacré, la bête et le dieu sous la même figure, la figure terrible – la terreur. Ou encore, on peut appliquer à Lascaux ce que Michelet disait de Robespierre : « Il était le dernier mot de la révolution, mais personne ne pouvait le lire ». Lascaux est de même le dernier mot de l’art, mais personne ne peut le lire. Ce « dernier mot » illisible revient dans quelques pièces énigmatiques de l’histoire de l’art, les dieux zoocéphales de l’Égypte, les deux grands bronzes grecs retrouvés récemment à Riace (Italie), La Ronde de nuit de Rembrandt, le Saturne de Goya. C’est cet illisible qui est censé apparaître dans le tableau que j’appelle Les Onze, le fétiche à onze têtes. Les Onze n’est pas un livre sur la Révolution, c’est un livre sur Lascaux. La Terreur.