Universalis, 2009, par Michel P. Schmitt

Depuis longtemps, Pierre Michon souhaitait écrire sur la Révolution, et le bicentenaire de 1989 avait ravivé cette envie. C’est en lisant un livre sur le peintre Giambattista Tiepolo, un des derniers représentants de la « douceur de vivre » célébrée par Voltaire, qu’il eut l’idée de jeter un pont entre deux époques et d’imaginer la figure d’un autre peintre, imaginaire celui-là, François-Élie Corentin, tenant d’une esthétique baroque à l’époque où régnait le néo-classicisme, celui de David notamment. Conduit par un narrateur assez peu discernable, le récit des Onze (Verdier, 2009, grand prix de l’Académie française) tourne alors autour d’un tableau aussi imaginaire que paradoxal puisque son auteur, peintre du passé, est amené à faire le portrait collectif des membres du Comité de salut public au moment de la Terreur en 1793. Ils sont donc là, côte à côte Billaud-Varennes, Carnot, les deux Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André, « invariables et droits ». Et le narrateur de préciser qu’on peut encore les voir au pavillon de Flore, « dans la chambre terminale du Louvre, le saint des saints, sous la vitre blindée de cinq pouces ».

Tout au long de son récit, ce narrateur s’adressera à un hypothétique « Monsieur » en une forme de soliloque qui oscille entre la réflexion sur l’Histoire sans récit, le sentiment du sacré sans propos religieux, le point de vue du spectateur de tableau sans véritable description de formes ou de couleurs. Glissements progressifs de l’objet, déplacements imperceptibles du sujet, fuite désordonnée devant ce qui menace de se figer en fiction, biographie, propos construit ou représentation du réel. L’Histoire chez Michon n’a d’intérêt que si elle ouvre sur la légende et les libres associations d’un imaginaire qui métamorphose l’imparfait des événements en irréel du passé.

Le jeu avec l’Histoire

Serait-ce un livre sur rien, comme Flaubert en rêvait ? Alors qu’aujourd’hui les schémas narratifs sont usés ou réactivés seulement par des genres tels que le thriller, l’aventure fantastique, le livre de jeunesse ou le « vécu », Pierre Michon se plaît à mystifier son public avec ce faux-vrai tableau et cette fausse-vraie érudition, sans rien renier de son univers terriblement noir. La « fin de l’Histoire », dissoute dans l’insignifiance, explique qu’après une période longue pendant laquelle la littérature française s’est réfugiée en en abusant dans les écritures du moi, on soit passé à celle des jeux que l’on s’invente pour en être le maître et qui permettent d’imaginer ce qu’on aurait commencé à mettre en œuvre s’il y avait eu encore quelque chose à dire. À l’époque de Vies minuscules (1984), Michon explorait avec une touche de sentimentalisme les destins obscurs de ceux qui pathétiquement étaient passés à côté de tout. Cette galerie de portraits, qu’avaient prolongée de façons diverses La Grande Beune (1996) ou Rimbaud le fils (1991) par exemple, avait plu et l’on avait voulu y voir l’émergence des anonymes comme acteurs véritables de l’Histoire. Michon parle à présent d’objets virtuels, derniers garants de la distinction littéraire.

Avec quelle monnaie d’échange ? Le style. Quand plus personne ne semble écrire autrement que comme on parle et que la langue française est ravalée au rang du bavardage de plateau télé, l’écrivain se tourne vers la mémoire littéraire et propose son écriture soignée, précieuse même, surécrite parfois, avec les longues phrases filées d’un artisan des mots qui volontiers donnerait l’illusion que la NRF des années glorieuses est ressuscitée. Ainsi se reconnaissent, en une franc-maçonnerie du bon goût, les lecteurs frustrés d’avoir si peu souvent l’occasion de jouir de leur langue française. Ceux qui suivent l’écrivain depuis vingt-cinq ans sont une nouvelle fois ravis d’être abusés par celui dont ils attendent le « grand livre » qui n’est même plus promis puisque l’auteur annonce une suite fragmentaire aux Onze. Reste le bonheur d’observer l’écrivain sur son chantier, fasciné par le destin d’un peintre lui-même absorbé par l’interrogation sur la personnalité de onze personnages impénétrables. « Tu sais peindre les dieux et les héros, citoyen peintre ? c’est une assemblée de héros que nous te demandons. Peins-les comme des dieux ou des monstres, ou même comme des hommes, si le cœur t’en dit. Peins Le Grand Comité de l’an II. » Pour rendre un peu de cet effroi presque sacré, Pierre Michon a cherché à transposer dans la langue la manière du Rembrandt de La Ronde de nuit, mais aussi celle de Goya et de Géricault. Un exercice de virtuosité, si l’on veut, mais qui permet à l’écrivain de se rapprocher un peu de la figure de Corentin, voire, et c’est l’essentiel, de la matière du tableau tout à la fois défendu et à demi dissimulé par l’épaisse vitre.

Quand on ne peut plus représenter l’Histoire ou le Politique, il reste à déchiffrer leur énigme dans l’opacité des définitifs brouillons qui depuis toujours captivent et détruisent Pierre Michon. Ses modèles littéraires restent les mêmes que par le passé, mais ici la figure de Michelet joue un rôle particulier. À cet égard, l’écrivain reste emblématique d’une littérature spécifiquement française. La Terreur, dans le spectacle qu’elle voulut donner d’elle-même et que voudraient reproduire à la fois le tableau de Corentin et le commentaire de l’écrivain, interroge les fondements mêmes d’une identité française construite sur plus de deux siècles mais devenue très floue. Or la langue, quand on la sert comme Michon, s’avère désormais le dernier refuge de cette identité meurtrie. Au-delà des idéologies mortes et de la faillite de la pensée critique, elle met les clercs tous d’accord en leur offrant la chance ultime de marquer leur territoire.