Critique, mars 2008, par Jean-Pierre Richard

Un romancier de l’informité

Quiconque s’est plongé dans la lecture du (premier) roman de Christophe Pradeau, La Souterraine, y a sans nul doute été saisi par la puissance d’une rêverie majeure, obsédante, vécue selon des modalités diverses, mais qui ne cesse de gouverner à la fois l’avancée du récit et l’élaboration du paysage. La Souterraine : c’est d’abord la reconnaissance perceptive, imaginante, mais conceptuelle tout aussi bien, d’un certain état fondamental du monde, que pourrait approcher, en première analyse du moins, le mot d’informité. Ce trouble foncier (originaire sans doute, terminal assurément), que dissimulent le plus souvent les décors aveugles de nos vies, certains moments (d’enfance, d’art, peut‑être de folie) permettent d’en surprendre soudain la force, l’urgence, et surtout, note ici essentielle, l’hostilité. C’est autour de ces moments clefs que s’éveille, dès les premières lignes de ce livre, l’imagination romanesque de son narrateur‑héros. Vouée à un rapport, fait à la fois d’horreur et de sidération, avec ce que le texte nomme nuit, ou souterrain, (synonymes sensoriels de l’idée d’informité), la rêverie n’en esquisse pas moins quelques figures possibles de dégagement, ou de réparation disons de « reprise » personnelle. Preuve de ce sauvetage : le roman que nous sommes en train de lire.

Soit à reconnaître, d’abord, quelques-uns des aspects ou éléments actifs dans le grand décor d’informité qu’écrit La Souterraine. La première dysphorie qui afflige le corps y semble liée au constat d’une noyade des structures : au niveau des surfaces habituellement offertes et lisibles se produisent une dissolution des frontières, un effacement progressif des lignes, un estompage des reliefs, une égalisation des niveaux (haut/bas, proche/lointain, devant/derrière). Cela s’éprouve, par exemple, dès les premières lignes du roman, à partir de l’espace clos d’un objet en mouvement : la voiture qui ramène, le dimanche soir, la famille du narrateur, depuis Lubersac, lieu de séjour de la grand‑mère, jusqu’à la grand‑ville, en traversant, plongée dans la nuit, toute l’épaisseur de la forêt poitevine. Ce qui advient souvent alors, au cours de ce petit voyage, c’est l’assaut, vite ressenti comme maléfique, d’un brouillard sans visage, avec sa bestialité suggérée, son pouvoir d’attaquer et de dissiper les perspectives familières de la route. Car il y a en lui comme une force serpentine (« De vaporeuses couleuvres de soie blanche venaient s’échouer sans bruit contre le pare‑brise »), et un appel, aussi, à d’autres formes d’animalité hostile (le brouillard « mord », il « griffe le bitume », la route est « rongée » par lui « comme par un acide »). Le résultat d’un tel assaut d’altérité sauvage ? Un malaise, complexe, d’obturation, d’effondrement, de perdition surtout. Aveuglée, l’auto ne trouve pas sa route, s’en va dans des impasses, s’immobilise enfin dans la grande nuit de la forêt.

À cette première expérience déplaisante s’adjoint souvent, pour l’aggraver, une autre modalité de cauchemar. Le brouillard s’attaquait à un autour, un alentour des personnages voyageurs, c’était, si l’on veut, un agent, néfaste, d’ambiance. On le découvre maintenant associé à un acteur, hostile, de frontalité : lié, celui‑ci, à une sorte de refus de l’en‑avant (de l’avancée, de la traversée, de l’ouverture). C’est le motif, dominant, de la forêt‑muraille (limousine, nordique), avec sa métonymie toute puissante : la ronce, le taillis impénétrable. Le sous‑bois nourrit « le fouettement des fougères, l’étreinte importune des ronces, la griffe nauséeuse du vertige ». La broussaille concentre et durcit en elle la méchanceté éparse du brouillard, mettant en œuvre pour cela deux schèmes nouveaux d’agressivité haineuse : la déchirure, et la complication. Car ses épines (métaphoriquement dents, griffes) incisent le corps qui tente de la franchir, et sa structure est celle de la ramification folle et cancéreuse, d’un hérissement aussi infini qu’incontrôlé (dans le cousinage souvent, d’autres architectures compliquées, comme le labyrinthe, ou la toile d’araignée). La forêt dresse en somme devant le héros narrateur la muraille d’un non aussi vertigineux qu’opaque. Le prouvent toutes les difficultés de sa traversée : sans trop de dommages encore du côté du Limousin, mais annihilantes, un peu plus loin dans le texte, pour les troupes romaines qui avancent au cœur de la grande ronce germanique. La réécriture de la Guerre des Gaules que tente allusivement Pradeau les montre peu à peu détruites tant par la résistance, toujours invisible, des habitants du lieu que par la haine indépassable, inhumaine, de l’altérité végétale elle‑même.

D’autres générateurs d’angoisse pourront venir se greffer sur ceux de la brume ou de la ronce. On pourra rêver une force qui n’attaquera plus de face, ni par son alentour, la forme du corps menacé, mais qui, changeant d’orientation, voudrait l’attirer à elle, et comme l’aspirer, l’entraîner dans sa propre profondeur. C’est le motif, très puissant, de la boue, soutenue par un fort réseau phonique de labiales : boue, brume, brouillard, broussaille, boire… (On songe, peut‑être, à l’une de ces sonorités‑clefs que, dans sa belle Psychanalyse de l’informe, Sylvie Le Poulichet nomme signifiants de bascule et qui ouvrent littéralement, selon elle, au niveau de la vie inconsciente.) Quoi qu’il en soit, boue c’est brouillard de terre. Elle commande, par exemple, une peur d’enlisement : ainsi dans la scène de traversée d’un pré invisiblement inondé, dont Laurence, sœur du narrateur, n’est tirée que par la solidité corporelle, la fermeté d’un père qui échappe à l’attraction de la mollesse. Autre fonction, parente, de la boue : elle est aussi ce qui vous avale, vous digère, vous emporte dans l’ignominie profonde d’un monde de plis intestinaux. Mouvement réitéré de « succion », de « déglutition », d’« étreinte », tirage vers le bas de ce que Pradeau nomme les « Royaumes Souterrains ». Mais une analité si évidente peut se lire aussi, – il n’y a pas de contradiction dans les fantasmes –, comme le creusement et la séduction, mortelle, d’une sorte de mauvais sein originaire. Ainsi dans le mythe, mystérieux, du fourmilion : tapi au fond d’une sorte de gouffre spiralé, d’entonnoir de sable (sable : boue sèche), cette larve monstrueuse attend, pour les happer (mot‑clef), étreindre, puis détruire, que vienne glisser lentement en lui, vieillir, puis mourir le monde innocent de ses victimes.

Un univers d’« interminables couloirs souterrains », qui vont « s’enfoncer toujours davantage vers le centre de la terre », voilà le cauchemar que retrouve, et varie, pour s’y fourvoyer, mais aussi peut‑être pour y deviner un autre fondement, y élaborer une autre espèce de recherche et de ressource, l’activité du rêve enfantin. Il faut ajouter à cette description la présence d’un autre élément perturbant encore le mouvement. À l’insolidité du soutien terrestre (l’un des rôles de la boue) se conjuguent souvent la dérive des axes géographiques, la défaite des coordonnées spatiales.Perdre pied, perdre la tête : écrits en italiques, comme chez Gracq, ou chez les surréalistes, ces deux égarements, alors, ne se séparent plus. Leur double perdition s’affiche ainsi en deux expériences essentielles : la première a lieu à l’occasion d’une fête campagnarde, où Laurence, emportée par la violence giratoire d’un appareil de Montagnes Russes, se laisse saisir, et comme désapproprier par le rapt du mouvement. La seconde agrandit à une dimension cosmique la dysphorie d’un tel événement : c’est l’intuition, soudaine, que le ciel lui‑même « se met à tourner, à tourner de plus en plus vite ». Échappant à l’immobilité apparente de la Grande Ourse, Laurence se sent « soudain catapultée dans la nuit, happée par le tournoiement hostile du ciel nocturne ». Celui‑ci, dès lors, n’est plus un plafond, ni « les astres des appliques un peu vieillottes » : bien plutôt les acteurs d’une sorte de lâchez‑tout universel, l’ouverture d’un débordement sans fin et sans limites.

Ajoutons que la force, la cohérence, extrêmes, de telles épreuves d’imagination, ne se limitent pas au domaine sensoriel. Elles font aussi de la part du narrateur (sinon du héros qui les traverse) l’objet d’une sorte de retentissement réflexif. L’informe réclame une pensée, – et un penseur qui tente d’en formuler, au moins par métaphore, le sens éventuel. Or il semble bien qu’au travail de subversion qui attaque ici l’ordre d’une certaine présence au monde réponde (à moins que ce ne soit l’inverse) une dissolution des cadres du sujet lui-même, « égaré », celui‑ci, « dans un monde sur lequel n’avait de prise aucune des catégories inventées par l’homme pour démêler les embrouillaminis de l’espace et du temps ». Embrouillamini : mot sésame de la déliaison, de la décatégorisation. Plusieurs passages de La Souterraine évoquent ainsi des moments de flou existentiel : on y constate le manque de « loyauté » de la perception, on vit dans le soupçon que « tout au monde est incertain ». Tout, à commencer par soi‑même, par les opérations de son propre esprit. C’est, par exemple, le doute sur les souvenirs, dont on ne sait plus lesquels sont vrais, et lesquels inventés, ou reçus d’autrui. Ou bien c’est la révélation des absurdités de l’être‑en‑vie (avec l’intuition brutale de la mort à venir de la grand‑mère, ou l’idée, soudaine, de sa propre annulation). Au bout de ces ébranlements il pourrait se produire une sorte de « folie » : celle qu’approche imaginairement, mais sans s’y perdre, grâce à ses ressources d’inventivité vitale et narrative, Laurence, la sœur du héros narrateur ; celle aussi où tombe, pathologiquement cette fois, la mère de celui‑ci. La « folie » serait ainsi comme la reconnaissance et l’aveu d’une incertitude de l’être, un voyage au bout de l’informité (comme il peut y avoir, bien différent il est vrai, un voyage au bout de la nuit) : disons, si l’on veut, une expérience-limite où le souterrain égalise, dans le vide de son « trou noir », l’essence de ce qui est à celle de ce qui n’est pas.

Face à telle situation, que faire ? Pour qui se retrouve ainsi saisi par la si forte instance souterraine, est‑il même possible de faire quelque chose ?

Oui, certes, on le peut, et bien des pages de Christophe Pradeau le montrent avec évidence. Son roman n’est que partiellement tragique, divers épisodes s’y emploient à le prouver, à inventer des issues ou des solutions au cauchemar. On se prend même à penser parfois que le négatif n’y représente qu’un moment, le moyen d’une entreprise, plus large, de déblayage ou de nettoiement du monde : l’accès, peut‑être, à une autre fraîcheur. En tout cas il n’est pas difficile d’y lire diverses figures attachées à lutter contre l’informité, à la dépasser, peut‑être à la guérir (ou à la prévenir).

Voyez par exemple, le dénouement inventé, corporellement, pour l’angoisse, on l’a vue fondamentale, d’engluement, ou de perte de soutien. Si le monde veut, obscurément, souterrainement, vous aspirer ou avaler, vous répondrez en rejetant hors de votre corps la matière même de ce dehors en fuite : ce sera le geste du vomissement, si fréquent dans ce livre, et en lequel se dénoue, de façon finalement assez euphorique, l’épreuve d’une vie lentement aliénée. Comme dans certaines descriptions freudiennes, on assiste ici à la fois à un renversement dans le contraire (l’avalé y devient du recraché) et à un retournement sur la personne propre (l’avalement subi par l’un y devient un recrachement agi vers l’autre). D’où les scènes, ainsi dans un épisode des Montagnes Russes, où le vomissement atteint à une dimension quasi cosmique, les fragments expulsés s’éparpillant, dans le ciel, jusqu’aux quatre coins de l’univers. Cette éruption corporelle marque la force, mais la limite aussi de ce mouvement libérateur essentiellement réactif, il ne propose pas de cadre, donc de remède, aux diverses invasions du « souterrain ».

À côté d’une réponse aussi directe (« Tu me manges, je te crache ») pourra s’esquisser un autre geste de défense, plus oblique, le détournement. Celui‑ci consiste, comme le déplacement dans certains rêves, à remplacer un agent, ou une matière maléfique par un substitut apparemment équivalent, mais en réalité antithétique : le même peut‑être, mais stérilisé, neutralisé, en tout cas euphémisé, – devenu autre. Ainsi, dans une intention ouvertement curative, et avec le soutien de certains films burlesques américains (adroits, dit Pradeau, dans l’art des « apocalypses tournées en farce » : le tourner constitue bien la clef de cette opération), une substance comme la mousse pourra remplacer boue ou brouillard. Mousse : boue allégée, aérisée, innocente en somme, brume sans menace. On peut en imaginer alors, dans le cadre d’un décor tout familier, salle de bains par exemple, la prolifération comique, l’inoffensif gonflement. Et pourtant cette rêverie tourne mal, la séance de rasage se laisse envahir par l’inquiétude, la mousse devient une autre masse, l’effet d’inflation finit par prévaloir : « toutes les “immenses flottilles de bulles de savon qui tourbillonnent au-­dessus de la ville” s’élèvent, jusqu’à les étouffer, dans l’espace des rues, des maisons, des gratte‑ciels ». On y retombe dans « l’agonie d’un monde digéré par l’informe », d’une vie de part en part « effondrée ». Buster Keaton lui‑même n’a pas pu triompher de la nausée.

Il est pourtant d’autres thérapies, plus efficaces : s’attachant, elles, non à la substance de l’informe, mais à sa structure, aux modes possibles de sa reliaison. Ainsi dans l’un des plus beaux chapitres de La Souterraine, celui qui s’intitule La Cavalcade. On y suit une fête de village, avec un défilé de géants brinquebalants (toujours marqués par les mêmes symptômes négatifs : « figures grumeleuses », « boursouflées », ils s’effondreraient sans le soutien d’un filet périphérique de laiton), avec surtout, le soir, l’organisation d’une grande ronde autour d’un feu où brûlent les squelettes des colosses, tous les participants à cette fête y dansent en se tenant les mains, masqués plus ou moins grossièrement, déguisés en animaux ou en êtres de légende.

Pourquoi l’euphorie, extrême, générée par un tel rite ? Deux raisons l’éclairent, du moins me semble‑t‑il. D’abord la métamorphose, sublimante, du motif mauvais du tournoiement : car celui‑ci n’y est plus lié en un tourbillon d’éparpillement (comme dans le vertige des Montagnes Russes), ni à une angoisse d’aspiration spiralée (comme avec l’entonnoir du fourmilion), il y prend la forme close, recourbée sur elle-même, d’un cercle vivant qui permettrait sans drame, une intercommunication humaine. Et puis s’y trouve repris, et rédimé, un autre motif majeur de cauchemar encore : celui de l’animalité. On a reconnu la force de la vie bestiale, et prédatrice, dans l’espace menacé de La Souterraine. Mais dans le rite de la cavalcade avec ses acteurs humains plus ou moins déguisés en animaux, cette angoisse se trouve désarmée. Et cela d’autant mieux que ces animaux sortent désormais des livres, contes, légendes, fables, poèmes ou romans, récits familiaux : Tom et Jerry y voisinent avec Raminagrobis ou Grippeminaud ; dame belette « au long corsage » y croise Jeannot Lapin qui s’en va « dans le matin de la vie » ; Ysengrin jure, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendra plus ; une petite chèvre lutte « pied à pied, la nuit durant », avant de s’abandonner au matin ; une araignée discute avec une abeille de la chaleur et de la lumière : « tout ce qui fait la douceur de la vie ». Ronde encore, souriante, de mémoire et de culture ; le cercle de ce petit zoo littéraire reste ouvert, extraordinairement riche et vivant, mais net, jamais ici de contamination, ni de dissolution happante. Tous ces êtres de films, de contes, ou de fables ont été tentés, peut‑être, par la vie souterraine, mais ils « s’en reviennent, échappés de l’étreinte crochue des forêts ».

Dans cette ronde en plein air, et en pleine nuit, on reconnaîtrait aisément l’invention d’une sorte de demeure. Mais des demeures véritables, non métaphoriques, il en existe plusieurs aussi dans ce roman. On songe ainsi à l’un des gîtes les plus spectaculaires, celui qui se creuse au cœur même d’une zone de dangers, le refuge aux cèpes dont seul le Pépé connaît l’accès, et qui lui sert d’abri contre toutes les déchirures de la broussaille (à un autre niveau, sans doute, de la guerre). Avec, en outre, la prime de plaisir d’un très actif tapis de champignons. D’autres espèces de demeures s’inventent encore, dans La Souterraine. Ainsi, plus vaste, mais parfaitement close, la vallée‑île où les héros romains de La Route de l’ambre (petit roman inclus dans le roman) accèdent finalement, pour s’y trouver comblés, mais à jamais captifs : voisinage d’animaux fantastiques (mais familiers), miel‑lait accordé à satiété, tout s’y conjuguerait pour le plaisir de vivre, n’était la liberté manquante, et l’amour, qui ne va pas sans elle. Maison-Eden, maison‑prison : image, peut‑être, d’un mauvais sein déguisé, perversement, en maternité comblante.

Mais la demeure bonne, ou suffisamment bonne, comment la voit‑on s’organiser ? Elle naît d’abord, comme la ronde festive, d’un recourbement du monde autour de l’alacrité d’un moi (singulier ou pluriel). On songe surtout à la maison familiale de Lubersac, dont la suffisance et la sécurité, dirons‑nous le holding ?, se construisent autour de l’irradiation d’un pont-foyer. Telle est la fonction de la grand‑mère, sorte de reine villageoise des temps et des espaces, dont la parole se déploie en un jeu de petits éclats affectifs, de nuances subtiles (tout le contraire des grands vertiges « souterrains »). Sa puissance est en somme fondée sur un art de la minimité complice : « la petite étincelle de gaieté », « la pointe de vivacité », « le sourire dans le regard ». Ce qu’elle vise, à la limite, c’est peut‑être, loin des « déloyautés » de la durée, l’immobilisation, le contrôle, la mise en confiance d’une sorte de point vivant d’éternité. Ainsi lorsque, visitant le pépé mourant à l’hôpital, elle lui dit, contrairement à toute évidence : « Tu n’as pas changé d’un iota ». Iota : rien, ou presque rien, nullité inscrite dans la rapidité, la concision même de la lettre. Avec, peut‑être, en prime discrète, et ambiguë, le vide focal, créé, et dénié, par le jeu de la diérèse. Chez Mamie, cependant, l’agitation des riens (le contrôle narratif du rien) ne se sépare pas d’un geste, très ancien lui aussi, d’enveloppement oblatif : Christophe Pradeau évoque à son propos « le grand manteau déployé des Vierges de Miséricorde ».

Comprenons cependant que la bonne demeure, malgré sa bienfaisance si multiple, n’est pas absolument dénuée d’incertitude, ni même de danger. Car elle réclame deux qualités génériques dont la coexistence peut faire parfois problème : la transparence, et la densité. La transparence, parce qu’il lui faut s’inscrire contre les opacités, souvent insupportables, du dehors ; la densité parce que la bonne demeure a besoin, toujours, d’une sorte de soutien interne, d’une épaisseur active, une « ouate », une tiédeur, quelque chose qui ressemble à une chair.

Ces deux qualités réussissent à parfois se marier, ainsi dans les deux matières ici quasi miraculeuses, et longuement célébrées par Pradeau, que sont l’ambre, et le miel. L’ambre, cette résine archaïque (elle mériterait une étude séparée) coagule, ou sédimente en elle tout un passé durci de transparence ancienne, en y nourrissant encore la douceur vivante d’un rêve, ou d’un fantasme. Ainsi dans les deux vers célébrés d’un poème de Martial où sa matière engourdit et magnifie à la fois le corps d’une vipère morte : tombe plus émouvante, suggère le poète latin, que celle de la reine qu’elle vient peut-être de piquer, et de tuer :

Ni tibi regali placeas, Cleopatra, sepulcro
Vipera si tumulo nobiliore jacet
« Ne te glorifie pas, Cléopâtre, de ton sépulcre royal : ci‑gît une
vipère dans un plus remarquable tombeau ».

Quant au miel, sorte d’ambre amollie, ou de lait épaissi, il renvoie, plus directement encore, dans le piège de la vallée nordique, à un rêve de nutrition sans fin. Mais ambre, miel, air même restent des réussites imaginairement instables : un excès d’épaisseur, et l’ambre étouffe l’insecte, ou la vipère, dont elle est, finalement, l’enveloppe mortuaire ; un excès de transparence, et c’est par exemple, la cabine téléphonique bloquée, tragiquement close, mais ouverte à tous les regards, où Laurence reconnaît en rêve le cercueil même de sa mère, abandonnée à la vieillesse et à la folie.

Il existe pourtant, chez Christophe Pradeau, un autre type de demeure, plus comblante peut-être, parce que moins recluse, plus ouverte sur un avenir multiple (notre lecture), davantage liée à une liberté et à une invention : c’est l’espace narratif, dont ce roman lui-­même, La Souterraine, nous offre un excellent exemple, mais qui s’active et se démultiplie aussi à l’intérieur de celui‑ci, sous la forme de plusieurs petits récits inclus, de mini-romans dans le roman, où les deux enfants, sous la direction de Laurence, inventent, à la manière winnicottienne, de multiples possibilités de jeu. S’y fabrique à la fois un refuge, transitionnel, contre la pression de l’informité externe, et une manière assez paradoxale, d’exploiter celle‑ci, de lui donner une certaine issue de sens, et même de séduction.

À quoi tient le pouvoir de ce romanesque au second degré ? Moins peut‑être à sa forme ou à son contenu (ou à la forme de ce contenu) qu’à sa seule possibilité d’existence : à la qualité qu’il a d’intervenir soudain dans les ténèbres, d’y faire se lever la lueur d’un autre jour. Celui peut‑être que célèbre, comme une guérison, le refrain aimé de Christine de Pisan :

L’an mil quatre cent vingt et neuf
Reprit à luire le soleil
Il ramène le bon temps neuf.

Ce temps neuf, est‑ce celui de l’an deux mille cinq aussi ? Si oui, on pourrait penser que son « soleil » est celui qui éclaire chaque ligne tracée par notre écrivain encore, ou toutes les images, scénarios, films inventés par sa sœur romancière. Sorte de Christine moderne ou, pour varier les analogies, de Schéhérazade peut‑être, dont les paroles auraient pour but, essentiel, de faire reculer la « nuit ».

Ces petits récits, ils n’ont aucun pouvoir prophylactique cependant. Le plus souvent ils déroulent des aventures calamiteuses, dans un climat d’égarement et de mort. On y lit par exemple la légende noire de la famille B., depuis le bonheur amoureux initial, jusqu’à la déchéance progressive, et le désastre, sans doute crapuleux, d’un double crime terminal. Ou bien, dans un tout autre registre, on suit les épisodes de la bataille d’Actium, cruciale selon Pradeau (clef d’un partage du monde entre Orient et Occident), avec la fuite des voiles égyptiennes, le cadavre de Marc‑Antoine, le sort non dit (mais vipérin) réservé à Cléopâtre. Ou bien, très loin de tout cela, on épouse, dans un horizon de Western américain, la marche d’une caravane de colons trop optimistes, guettés et massacrés, jour après jour, par des troupes d’Indiens invisibles. La plus longue, la plus accomplie de ces petites élaborations romanesques reste La Route de l’ambre où se lit la progression et la mort d’un groupe d’explorateurs romains dans l’inconnu et l’ensauvagement d’une géographie barbare.

À quoi tient, malgré tout leur poids de négativité, le charme de ces quelques esquisses, parmi d’autres ? Il y a d’abord, sans doute, le fait qu’elles s’inscrivent formellement en rupture avec l’anonyme pression nocturne (et souterraine) : mettant en scène des personnages individuels (qui appartiennent en outre à des traditions connues), elles développent des lignes narratives simples, sans équivoque ni vertige ; elles sont, surtout garanties, voix ou écriture, par le soutien d’un narrateur (ou d’une narratrice) désormais personnels, assez dégagés de la nausée pour pouvoir en parler sans contamination.

Si ces activités romanesques ouvrent ainsi, comme l’écrit Pradeau, dans sa fidélité à une rêverie de l’incision, une « brèche », si elles créent « une disponibilité nouvelle au spectacle du monde », si elles y sont, en somme, « des voies ouvertes », comme « autant de portes défonçant la nuit », il faudra pourtant reconnaître en elles un certain héritage aussi de cette nuit, et comme un retournement, fécond, de quelques-unes des figures qui avaient le mieux caractérisé l’angoisse forestière. On se souvient ainsi de la dysphorie causée par l’embroussaillement paroxystique. Or voici la broussaille devenue, à travers l’activité de rêver, puis d’écrire ses rêves, comme la meilleure figure d’une sorte de ramification réassumée. Face aux ronces du monde, il y a l’écriture‑réseau, l’écriture‑résille, avec « son trésor de richesses accumulées par des millénaires d’histoire humaine, avec ses millions de cheminements possibles ». Le roman, dès lors ? Un cheminement parmi d’autres dans la grande broussaille mémorielle. Embroussaillement désormais vécu comme une possibilité d’arborescence. Le fantasme y commande, désintriquées, libérées de leur pulsion létale, les formes mêmes de son dépassement, ou de sa sublimation.

Contre le délitement passionnel, mais avec lui, en lui tout aussi bien, le roman de Christophe Pradeau organise donc le travail d’une sorte de reliaison signifiante. Histoire, mythologie, légende, folklore, cinéma, littérature, autant de domaines où tenter de débrouiller la pulsion souterraine, pour y redessiner les contours d’un « bon objet ». Et cet effort s’exerce, voilà l’une des originalités de Pradeau, jusqu’au cœur même de la vie perceptive, une perception il est vrai assez singulière, à la fois sauvage et ludique. On ne saurait donc clore ce petit commentaire de La Souterraine sans évoquer les pages sur lesquelles s’ouvre le roman, et où Pradeau décrit la pratique d’un jeu singulier, enfantin, assez analogue à ce qu’on nomme généralement, dit‑il, jeu de patience.

Comment va se définir un tel jeu ? Il s’agira pour les deux enfants, emportés, au milieu du brouillard, dans la voiture familiale, de reconstituer, et de « voir », à l’intérieur même du « bourdonnement grumeleux » de la nuit, toute l’étendue, la plus précise, la plus subtile, de l’espace qu’ils sont en train, aveuglément, de traverser. À quoi tient la réussite d’un tel jeu – image, peut‑être, du « jeu » littéraire lui‑même ? D’abord à l’extrême sensibilité au détail qu’il réclame, et ne cesse d’entretenir chez ses acteurs. Car il faut s’y fier à des traces, à des traces de traces, à des riens, « des signes subtils, des indices si infimes que le brouillard échouerait à les retenir dans sa toile ». Détail : objet partiel, qui échappe, par la netteté même de sa petitesse, aux vagues, ou « mailles », de l’informité globale, et qui se montre dès lors capable, assez paradoxalement, de fixer en lui l’invisible, voire d’ouvrir vers lui une sorte de chemin. Pradeau se révèle ici l’un des meilleurs héritiers de Proust, avec le même goût de la petitesse séminale, le même don de faire éclore un monde (en même temps que l’ampleur d’une phrase somptueuse), à partir du dépliement de quelques fleurs japonaises, du relief d’un pavé inégal, ou du goût d’une petite madeleine.

Son point de départ, cependant, reste plus visuel, et, autre trait de différence avec Proust, plus agi que subi, plus lié à l’énergie et au travail d’une conscience regardante. Retournant une fois de plus à son profit un motif de dysphorie sensible (le déchirement subi, l’attaque vulnérante), Pradeau peut écrire que le regardeur du « jeu de patience » est comme « une écharde dans la nuit » ; ou bien, en une expression plus vigoureuse encore (d’une vigueur quasi obscure, du fait de sa condensation même), il définit l’attention comme un « pouvoir souverain » de « déchirer l’inaperçu ». Mais une perception aussi aiguë demeure une activité complexe, irréductible au simple geste, ou contre-geste, de l’entaille, de l’écharde. Dans le jeu de l’auto et du brouillard interviennent d’autres formes de contact, plus souples, plus liées. Pradeau décrit ainsi, en une expression très forte, les deux héros enfantins, collés aux vitres de la voiture, comme en train de téter le paysage. Métaphore reprise un peu plus loin. Voilà qui s’oppose à tant d’épisodes de nausée, ou de vomissement malheureux. L’attention : une tétée‑déchirement, une percée nourrissante ? Ces oxymores ont‑ils un sens, autre que fantasmatique ? Impossible de répondre, – avant de nouveaux livres de Christophe Pradeau. On peut penser pourtant qu’au prix d’une régression légère, il n’est pas interdit de rêveusement rouvrir l’accès, bon ou mauvais, à une sorte de chair originaire. Et que là réside sans doute aussi, non sans ambiguïté, l’une des vocations de la littérature.