La Croix, 13 octobre 2005, par Jean-Maurice de Montremy

Christophe Pradeau écrit une histoire vieille comme la Corrèze

Souvenirs d’enfance, jeux et contes d’une grand-mère experte en anecdotes.

Dans la voiture, Laurence, la grande sœur, dort. Son frère, à côté d’elle, s’inquiète. Il fait nuit, très froid. Ils reviennent de Lubersac où leur grand-mère, comme d’habitude, a rendu le dimanche magique. Experte en anecdotes des années 1930 et 1940, forcément terribles, Mamie arrange aussi des contes, à sa façon, tirés du paysage ou d’une grande histoire vieille comme la Corrèze. Sa cuisine fait le reste.

D’habitude, Laurence occupe ce trajet par « le jeu ». Les deux enfants nomment ainsi les récits qu’ils imaginent à chaque voyage en observant les mêmes arbres, les mêmes maisons, les mêmes repères. Ils le font de jour comme de nuit – mais plus encore de nuit, car l’arbitraire des phares tire de l’ombre des formes étranges, imprévisibles. La fille et le garçon domestiquent, par leurs contes, le mal des voitures et l’épreuve des nausées. C’est pourquoi le garçon – narrateur de ce roman – s’inquiète du sommeil de sa sœur. Il y a la nuit, le gel et l’interminable passage de la forêt avant l’autoroute, tandis que monte l’intense brouillard. La nuée tentaculaire sort des profondeurs du temps et des souterrains de l’imagination. Le garçon se raconte bientôt, à lui seul, un épisode du jeu, tout en revenant sur d’autres allers-retours chez Mamie. Car ce voyage d’hiver dans la brume marque la fin de l’époque du jeu ou des films que les deux enfants aiment se raconter. Ils savent qu’ils vieillissent, eux qui se sont juré un jour de se souvenir « jusqu’à l’heure de notre mort – c’était la formule que j’avais répétée après elle – ce que ça fait d’être un enfant ».

Ce roman nocturne sous l’emprise du Grand Brouillard a tout du souvenir d’enfance. Corrèze d’hiver, Corrèze d’été ; parents et grands-parents entraperçus ; vacances qui sont déjà d’autrefois… Mais ce n’est qu’un aspect du récit, de sa poésie précise et dense.

Comme nous y invite le sommaire, présenté sous forme de sablier, la lecture s’inverse au fur et à mesure qu’elle avance et que le sable se précipite vers l’entonnoir. Le temps souterrain devient surface, et inversement. Si bien que le souvenir d’enfance est aussi un grand conte – un Conte des contes, un dernier adieu aux personnages fantastiques, aux paysages animés, au jeu et au film que n’ont cessé de tisser Laurence et son frère, puisant leur matériau dans le monde des adultes comme dans celui des livres ou des écrans.

On ne s’étonne donc pas que la bataille d’Actium voisine dans La Souterraine avec l’obscur Goumareix, un très inquiétant monstre des profondeurs, inventé par grand-mère, qui ressemble au fourmilion, cette larve toujours creusant son entonnoir dans le sable pour prendre au piège et dévorer des insectes. On ne s’étonne pas non plus que les blocs d’ambre puissent s’évaporer, libérant des insectes antédiluviens – et que la Corrèze rejoigne Hölderlin, Kleist ou Novalis. Le personnage de Laurence s’impose ainsi de façon bouleversante. La grande sœur, devenue jeune femme et jeune mère, entend toujours l’appel de la nuit des temps et de ses rêves intrépides.

Outre sa qualité d’écriture et de construction, ce premier roman de Christophe Pradeau (né en 1971) témoigne d’un imaginaire parfaitement maîtrisé, sans emphases ni complaisances. On attend le deuxième, bien sûr, mais il faut tout de suite profiter de celui-ci.