La Quinzaine littéraire, 16 novembre 2012, par Hugo Pradelle
Mythologie de la survie
Un récit halluciné d’une liberté et d’une audace stupéfiantes qui nous confronte à une vision du monde puissante et un langage superbe. Une œuvre majeure, perturbante et enthousiasmante.
On entre à l’hôpital par un portail que l’on ne retrouvera pas malgré toute l’obstination que l’on y mettra ; la mer bat de son ressac des falaises, quelque part au-dehors ; de grands arbres, majestueux, dessinent l’allée centrale ; les ampoules nues remplacent le soleil ; la poussière et les remugles de nourriture saturent l’atmosphère ; les êtres n’y ont plus de noms, que d’excentriques sobriquets ; le temps ne passe plus ; tout se referme sur les êtres égarés qui le peuplent. C’est la vie recluse, seconde, presque oubliée. Le narrateur instable de L’Hôpital, plongé brutalement dans un environnement confiné, éprouve immédiatement l’expérience douloureuse de la séparation, de l’enfermement, passant un seuil irrémédiable. Ses premiers mots portent ainsi le poids d’une solitude nouvelle, d’un égarement, d’une expérience ultime de la différence : « Je m’étais trouvé soudain dans un autre silence – je dirai plus tard le silence du bocal – sur une planète habitée par les caricatures d’une vieille humanité, des fantômes en manteau de toile rude heureux comme des arbres ou des rochers, résignés jusqu’à la vomissure. »
Au fil de pages hallucinées, il confiera le trouble d’une vie empêchée dans laquelle se débattent des êtres irréels, hors du temps, de la société, comme égarés aux confins de la réalité, « fratrie mélancolique et joyeuse », cohorte de « cadavres rachitiques qui ne feront pas même la joie des asticots ». Le récit tout entier, contrasté à l’extrême, explore la vie reléguée de cette humanité défaite, « si proche de l’animalité », que découvre un personnage hanté par les souvenirs envahissants et terribles d’une « enfance aux couleurs païennes », se rêvant mort par-delà son passé, harcelé par de fascinantes mouettes criardes et trop blanches qui tournent autour de lui. Ahmed Bouanani nous force à plonger au plus près d’une autre vie dans laquelle la mémoire dévore tout, faisant exister devant nos yeux hagards une communauté monstrueusement fragile, contrefaite et fantomatique, qui se débat au cœur d’une violence inimaginable, oubliée de tous, rejetée, malade de vivre.
Le livre recueille l’improbable survie de ces êtres, l’aventure ténébreuse d’un enfer impropre où ils ne sont plus que de tristes « spectres diurnes ». Au plus près d’une conscience qui se déchire, le lecteur abasourdi découvre un microcosme étrange où d’improbables figures errent sans fin, où les fantasmes prennent corps, où les voix se perdent dans leur propre néant. Tout est affaire ici de silence et d’oubli, de « la croissance d’étranges champignons dans l’imagination » qui dévorent la réalité pour ne nous laisser que des bribes d’histoires, des échos d’un passé mal digéré, des ombres infâmes et un vide vertigineux. Bouanani énonce quelque chose de l’inhumanité et de la perte fondatrice, de l’égarement de la conscience, de son étrange conjonction avec une imagination qui dénie le réel ou l’empêche, faisant se recommencer et se jouer sans fin, jusqu’à la nausée, les mêmes morceaux de scènes, les mêmes questions rabâchées. Et nous ne pouvons pas nous échapper de ce labyrinthe de mots.
L’univers autarcique de l’hôpital oblige à repenser le monde, à en disjoindre les manifestations, en réfléchir les incessantes déformations. Le narrateur semble, tout au long du récit, aux prises avec des démons intérieurs dont on ne sait si les personnages n’en sont pas les pures figurations, empêtré dans les soubresauts contradictoires d’une conscience qui échappe toujours. Bouanani ne se limite néanmoins pas au simple récit d’une réclusion, mais entreprend le basculement de l’ordre de la réalité, s’approchant au maximum du vertige de la « dissolution » de l’identité. Comment ne pas frémir à ces mots qui résument l’expérience traumatique de l’irréalité : « Vous ne saurez jamais si vous rêvez ou si vous êtes dans la réalité. Qu’importe. Votre réalité indiffère, sa consistance est proche voisine d’une feuille d’automne, au moindre souffle elle se plie sur elle-même, et elle se laisse traîner par terre jusqu’à l’effritement total. » Le livre s’apparente à une lente et traumatique avancée dans ces ténèbres intimes.
L’Hôpital pourrait s’entreprendre à la manière d’un récit d’apprentissage impossible, une terrible initiation aux désordres du monde et de l’esprit. Il dépasse le simple lieu de claustration pour s’ériger en fable universelle. Nous y retrouvons les échos, et c’est un étrange paradoxe, de Walser, Kafka, Schulz, Blecher ou Buzzati. Comme en écho à ces maîtres anciens, il organise une étrange déréalisation qui nous fait toucher au terrible néant de nos vies, au trouble qui martèle sourdement nos consciences meurtries. Plus rien n’y est stable, tout se fissure, et le gouffre de nos perceptions abolies nous avale irrémédiablement. À l’instar de ces auteurs, Bouanani fait tout se jouer dans le langage. Dans une tension entre concret et abstrait, en abrasant les éléments de la langue, les rendant plus tranchants, comme si chaque mot, chaque timbre, chaque association audacieuse – l’omniprésence des références animales confère au récit une puissance structurante ahurissante – redonnait perpétuellement un souffle qui échappe sans cesse. La voix du narrateur semble ainsi devoir sans cesse se heurter à elle-même, se déconstruire toujours, pour regagner quelque chose qui manque.
En lisant ce récit bref et terriblement percutant, nous nous mesurons à un vide absolu, le nôtre, celui d’une réalité qui se nie. Les personnages (mais existent-ils ailleurs que dans l’esprit du narrateur ?) ne font que s’essayer à survivre, à retrouver un sens à leurs existences désaxées, à ne pas totalement disparaître. Voilà peut-être le sens de cette « mythologie de la survie » qui habite l’œuvre majeure d’Ahmed Bouanani, sa dimension profondément onirique, sa puissance métaphysique qui lui fait dépasser ses propres limites et nous pousse dans nos ultimes retranchements lorsque, pris de vertige, nous nous abîmons dans cette affirmation : « Il n’y a qu’un enfer, le vrai, et c’est celui où nous vivons tous les jours, ici, ici ! » Et nous touchons sans doute là au cœur de l’œuvre, ce moment où nous réalisons qu’il n’y a « plus rien à dire ».