Le Matricule des anges, février 2010, par Jérôme Goude
La lanterne mythologique
Rugueux et granitique, La Grande Sauvagerie de Christophe Pradeau est le récit allégorique d’une femme originaire d’un village limousin haut perché.
Du haut de toitures gris bleu, de tourelles et de raidillons coupe-jarrets, la phrase inaugurale de La Grande Sauvagerie dégringole, enjambe une volée de virgules, se faufile entre diverses propositions et, gorgée du désir de reines-claudes et de pavies, « hors d’haleine », trébuche sur les berges jonchées de galets de l’Auvézère. À cette vue plongeante de Saint-Léonard, village situé aux confins de la campagne limousine, succède une contre-plongée. Christophe Pradeau invite à lever le nez sur une tour « un peu courtaude, rongée par la mousse, d’un appareillage fruste » : la lanterne des morts surplombant Saint-Léonard, sa place municipale, ses vergers et ses forêts environnantes. Soumis d’emblée au magnétisme de cet « index géant » paré d’une centauresse mélancolique, comme capturé, le lecteur est maintenant disposé à entendre une histoire « oubliée de tous, mais qui était là pourtant, en suspension, infusée dans le paysage » : le récit intime et légendaire de Thérèse Gandalonie.
Rétrospectif, comme La Souterraine (Verdier, 2005), premier roman narrant la manière dont un frère et une sœur s’appropriaient des éléments du paysage pour se bâtir des histoires aptes à tromper l’ennui, La Grande Sauvagerie s’engouffre d’abord dans les méandres d’une enfance mutine et rêveuse. Harcelée par des mouches volantes qui maculent son champ visuel, « rabouilleuse » extravagante, Thérèse Gandalonie évoque, de retour à Saint-Léonard après un quasi demi-siècle d’errance, le temps « des collecteurs d’impôts et de la contribution sur les portes ». Ce temps des légendes et des contes qui, par exemple, permet de fuir une mère trop intransigeante et de conjurer la tristesse liée au décès prématuré d’une sœur. Plus tard peut-être, vers l’âge de 14, 15 ou 18 ans, viennent La Marcelle, sa légende de l’étang de Cherchaux, et les histoires de filles pieuses, de chasseurs inconscients, d’écoliers buissonniers ou de fous qu’on égorge la nuit du 6 mars 1857. Chaque fois, en interrogeant les récits du lieu, en rôdant du côté de La Grande Sauvagerie, domaine raviné où l’insondable lanterne voisine avec le « fût squameux des cèdres », l’« énigme d’un temps sans lendemain » semble tout ensemble se donner et se refuser, jusqu’à cet exil outre-Atlantique…
Possédée par le « sentiment irraisonné » que jamais le lieu de son enfance ne la quitterait, Thérèse Gandalonie a voyagé. Elle a quitté son pays limousin pour Paris, puis Oslo, Prague et, entre autres, Istanbul. Elle s’installera à New Haven et, à New York, travaillera à l’édition du Journal de Jean-François Rameau, peintre d’ex-voto et mythe fondateur qui s’embarqua pour Québec en 1757, abandonnant femme et enfants. Ancêtre de la famille Lambert, les propriétaires de la Grande Sauvagerie, Jean-François figure parmi les pionniers de l’Ouest, ces colons de la Nouvelle France qui, pour désigner the Wild, l’espace hostile et sans nom, employaient l’expression « la Grande Sauvagerie »… Au cours d’une rencontre avec Agathe Lambert, l’ultime descendante de Jean-François, dans un hôtel particulier parisien, Thérèse Gandalonie percera peut-être, à rebours, l’énigme qui jamais ne cessa de l’habiter…
Érudit et grevé de mots compacts, La Grande Sauvagerie gravite autour d’un axe obsédant : la lanterne des morts, symbole de la permanence, allégorie d’une généalogie de l’écriture que, sans doute, ni Millet ni Bergounioux n’auraient reniée. Fort d’une langue qui maintient le lecteur à une juste distance, Christophe Pradeau cisèle « le seul bien véritable, le seul inaliénable, entretissé qu’il (est) de temps partagé, de centaines, de milliers d’heures passées tous ensemble, serrés les uns contre les autres devant le grand feu des causeries sans fin » : un récit en quête du sens qui le fonde.