Le Monde, 22 octobre 2001, par Jean-Luc Douin
Francesco Biamonti, « peintre paysagiste » de l’écriture
Francesco Biamonti était « venu du néant », né le 3 mars 1928 en aride pays ligure, près de Gênes, dans le petit village de San Biagio della Cima ; il y vivait encore, près du moulin à huile de son aïeul ; il y entretint toujours le lopin de terre familial, sans démentir la légende qui le disait cultivateur de mimosas. Biamonti, en fait, fut employé à la bibliothèque de Vintimille, jusqu’à ce que le succès (tardif) lui permette de rester ancré chez lui. La passion de la littérature lui était venue depuis qu’à quinze ans, il avait acheté Les Fleurs du mal de Baudelaire dans une boutique de San Remo. Depuis, il avait dévoré les symbolistes, les surréalistes, Valéry et Camus.
Comme le raconta l’un de ses traducteurs, François Maspero (Le Monde des livres du 20 sept. 1996), il avait trouvé chez Cesare Pavese « ce qu’il aimait chez les primitifs toscans, le raccourci, la jonction en quelques mots brefs de ce qui est intime et de ce qui est public », et chez Eugenlo Montale « l’obsession de l’azur, ce qu’il appelait “cette double condition minérale et cosmique de l’homme”, ainsi que “l’écriture comme os de seiche”, c’est-à-dire la matière réduite à l’essentiel pour atteindre la transcendance ».
Du genre « rôdeur », Francesco Biamonti faisait à vingt ans le désespoir de son père. Il envoie un jour une nouvelle à un concours littéraire et remporte le premier prix. À vingt-cinq ans, il écrit le monologue d’un homme dont le fils était devenu aveugle au maquis. « J’avais voulu y mettre toute la pitié du monde », confia-t-il encore à François Maspero. Il adresse son texte à Elio Vittorini, qui lui suggère de le retoucher. Biamonti est bouleversé : « J’ai ressenti une profonde angoisse. J’ai décidé de ne plus écrire. »
Il tient parole, vingt-cinq ans durant, cultivant des arbres fruitiers et élevant des abeilles, et lisant, par ailleurs, les philosophes, Husserl, Merleau-Ponty, ainsi que René Char, Julien Gracq, T.S. Eliot. Ce futur « peintre paysagiste » de l’écriture s’intéresse aussi à Nicolas de Staël, à Cézanne « La vision du monde dans l’immédiat sensoriel. La pomme de Cézanne porte le quotidien dans le domaine du sacré. Je ne peux regarder Cézanne sans un sentiment de fraternité. »
C’est en 1981 qu’il rompt le pacte qu’il s’était fait avec lui-même : il écrit, « comme un défi », un roman, L’Ange d’Avrigue (Verdier, 1990), qu’il choisit de publier chez Einaudi (alors que deux autres éditeurs s’étaient déclarés intéressés) parce qu’y travaille Italo Calvino, lequel rend ainsi hommage à son texte : « Il y a des romans-paysages comme il y a des romans-portraits. » Biamonti dit « la lumière du paysage âpre et abrupt de l’arrière-pays ligure », les deux aspects de la Riviera, « maisons de pierre et villages de vacances », « agriculture exténuée et solitaire » et « monde facile du tourisme », et ce « relent d’autodestruction qu’il sent dans l’air ».
Dans son roman suivant, Vent largue (Verdier, 1993), il évoque un passeur de frontières entre l’Italie et la France, aidant clandestinement les laissés-pour-compte à traverser les montagnes pour tenter de trouver une vie meilleure. Attente sur la mer (Seuil, 1996) suit le périple d’un ancien marin embarqué vers la Bosnie, renouant avec l’exil et la « triste succession de bateaux, de rêves et d’horizon », déchiré d’être éloigné de la femme qu’il désire et qui l’attend. Les Paroles la nuit, enfin (Seuil, 1999), rend à nouveau hommage à la Ligurie, ses villages désertés, ses oliveraies desséchées, en une série de petits tableaux d’où sourdent un silence, une solitude, un sentiment d’éternité. La campagne aride sert de refuge à quelques étrangers, rescapés d’une Europe en sang et vengeances, Albanais ou Kurdes en quête d’amour et de paix.
Quatre ouvrages où l’espace méditerranéen est traversé par les migrations des gens de cultures persécutées. « Les rives de la mer matricielle, écrivit le premier traducteur français de Biamonti, Bernard Simeone (La Quinzaine littéraire du 15 septembre 1999), sont devenues un répertoire de promesses déchirantes, menacées par tout ce qui ronge et dévalue : les trafics et les pollutions de l’homme, la violence des luttes entre groupes pour la possession d’un territoire, la destruction qu’opère la loi toujours plus cruelle du profit. »