Le Monde, 26 août 2005, par Xavier Houssin

Citadelles d’enfance

Chair de poule des souvenirs. Le premier roman de Christophe Pradeau.

Cela commence avec une brume insignifiante. Une opacité transparente juste accrochée aux herbes. Un mouillé à peine laiteux encore troué de soleil ras. Mais qui se répand par plaques et qui enfle. Inexorablement. Une blancheur molle s’installe peu à peu, envahissant le sol. Elle prend ses aises et s’élève au tronc des arbres. S’enroule aux branches et prend la place du ciel. La masse humide progresse comme un incendie froid. Léchant le paysage. Le faisant disparaître. Un instant encore. Tout se trouve englouti.

D’engloutissement, il en est beaucoup question dans ce premier roman de Christophe Pradeau. C’est le brouillard bien sûr qui fantôme les routes familières, mais aussi la boue des marais qui happe les imprudents égarés sur la tangue verte de trompeuses prairies. Le sable des déserts étouffant les cultures. Et ce noir de la nuit qui fait ressurgir des angoisses de préhistoire. Les fauves d’autrefois tapis dans les fourrés. Tigres aux dents de sabre et dragons carnassiers. L’oubli enfin, surtout, enterrant les années. Les émotions et les visages. Les sensations. Les troubles. Enfouissant le cour lentement sous une pluie de cendres. Un frère et une sœur se sont fait un soir un absolu serment. « Nous avions juré de nous souvenir jusqu’à l’heure de notre mort – c’était la formule que j’avais répétée après elle – de ce que cela faisait d’être un enfant. » Comment tenir parole ? En laissant affleurer les sentiments premiers comme une eau souterraine. Source jamais tarie tant qu’on reste fidèle. Et Christophe Pradeau de rouvrir lentement « un monde de moissons, de parties de pêche, un monde où l’on fait la sieste à l’ombre des vergers, un monde de lectures indolentes sur les chaises longues des arrière-jardins, d’orangeade et de persiennes closes, de chaleur bourdonnante avec ses recoins, ses filets de fraîcheur (…) ».

Mais qu’on ne se trompe pas, il n’y a pas dans ce livre de nostalgie facile. On est loin du récit de souvenirs d’enfance. Pradeau parle d’humus. De très profond terreau. Il nous rapproche de tout ce qui nous met au monde. Qui fonde le regard. Qui fait trouver les mots. C’est l’endroit du décor. Ballottés sur la banquette arrière de la voiture qui les ramène de chez leur grand-mère, les deux enfants ont inventé un « Jeu ». Manière de lutter contre la nausée lente et l’ennui des voyages. Ils s’efforcent chacun de garder en mémoire le moindre détail du trajet. « Un village ha ut perché que l’on apercevait soudain au bénéfice d’une courbe plus accentuée que les autres ; un massif montagneux enténébré par une forêt de sapins où l’on devinait, plus ou moins visibles selon les saisons, deux tours en poivrière. » Rite et réminiscence. Descendre en rappel les contreforts du temps.

La Souterraine, c’est sûr, est le roman d’un poète. Christophe Pradeau nous guide vers nos mers intérieures, nos rivages secrets. « Nous ne sommes, écrivait Lewis Carrol, que des enfants vieillis qui pleurnichent le soir avant d’aller dormir. » Pour apprivoiser le sommeil, pour conjurer la nuit, Laurence, la grande sœur, se raconte des histoires sans cesse recommencées. Interminables. Inachevées. Elles se trouvent dans ce livre. Phrases figées dans l’ambre. Réveillées de soleil. Tohu-bohu d’enfance. Des contes et légendes arrachés au brouillard, intacts. Qui avait oublié ?