Le Monde des livres, 26 octobre 2012, par Marielle Macé

Habiter la maison qui nous habite

Un entretien et une quarantaine de photographies, sous une couverture noire semblable à celle des carnets Moleskine où l’on cache ses croquis ou ses pensées. Voilà un livre bref, circonstanciel, mais singulier et émouvant, qui approche avec pudeur une maison, celle où est né Pierre Michon. Ce n’est pas une « maison d’écrivain », où se déploieraient les images intimidantes et les outils convenus de la création, c’est une maison d’enfance – une « masure », précise Michon, la ferme de ses grands-parents maternels. Pendant les mois d’hiver, elle reste pour lui irréelle ; mais, comme les pages d’un livre, elle cesse de l’être dès qu’il l’ouvre, au début de chaque été.

On approche cette maison avec tact, en visiteur étranger, à travers des images brumeuses où l’on pénètre comme dans un domaine magique et un peu hanté. On ne s’y retrouve pas tout de suite, tâtonnant dans l’intimité d’un autre ; on se dirige vers elle comme on irait vers ses propres souvenirs, mais elle nous restera fermée tout au long du livre : volets clos, histoires secrètes, tapies dans une forêt de ronces comme dans les contes de fées. La série des photographies noir et blanc soulignées de rouge qui la cernent est fantomatique. Anne-Lise Broyer restitue ainsi le mirage que peut être une maison, enfouie dans un halo d’enfance, comme celle que chacun protège à l’intérieur de soi. « Cette maison est un peu secrète. Je la porte en moi comme un noyau invisible », dit Michon ; et penser à elle, poursuit-il merveilleusement, « me donne en même temps la plus grande force et la plus grande faiblesse ».

Un nid ou un enclos

Cette pensée vient rejoindre en chacun de nous une expérience intime, ce que Duras appelait la « maison intérieure » : le séjour mental, la manière qu’a chacun d’habiter ses lieux, sa mémoire et son histoire. Maison d’enfance qu’on perd ou qu’on retrouve, porteuse de toute une émotion des commencements ; maisons d’adulte où l’on s’invente en s’encourageant d’un décor – dans des manies, des préférences furtives, des objets sur lesquels on s’appuie. L’individu et la maison se referment l’un sur l’autre comme les deux faces d’une même idée ; et la littérature ne cesse de nous en donner des modèles, manifestant comment tel ou tel habite sa maison, et laisse sa maison l’habiter. Pour certains, habiter est un jeu rassurant qui aboutit à un nid ; pour d’autres, une gêne, un enclos qui empêche de bondir ailleurs. Habiter : cela aura été l’une des grandes affaires de la pensée moderne, depuis Hölderlin ou Heidegger. Un bel essai publié par les mêmes éditions Verdier l’explorait il y a un an : Théorie des maisons. Benoît Goetz y décelait « l’idée de maison » que projette toute œuvre d’art ou toute philosophie : un sentiment de l’espace, une manière de l’investir, de l’arpenter et de le border de seuils, un désir de protection ou d’échappée, une utopie des proximités ou des distances. La réclusion très peuplée de Proust, le nomadisme imaginaire de Deleuze, l’organisation de l’intimité dans le travail de Barthes… autant de configurations où chacun projette, dans des désirs, des fantasmes, ou simplement des façons de vivre, une maison – une idée et une modalité d’habitation du monde.

La maison de Michon et de sa photographe n’est ni un foyer ni un refuge où éprouver l’assurance d’une origine ; c’est, à l’image de la mémoire, quelque chose comme une exigence, un appel, un point d’obstination. « Un cri », suggère Michon, car sa maison toute délabrée le réclame. C’est pour cela qu’il a fini par en faire l’une des figures de ses Vies minuscules ; il y mettait en scène le délabrement de sa maison et ainsi la sauvait – il l’a d’ailleurs retapée avec ses droits d’auteur. La maison intérieure, comme un remords qu’un livre a un peu apaisé.