Le Monde des livres, 28 juin 2013, par Éric Chevillard
L’écrivain et son modèle
Recueillir ou extraire, l’écrivain souvent semble partagé entre ces deux réflexes et ne céder à l’un que pour mieux exciter l’autre. Tenté par l’exhaustivité ou captivé par le détail seul, fresquiste ou fétichiste, il est encore déchiré par cette contradiction dans son rapport à l’œuvre qu’il élabore au fil du temps. Il ne se fâchera pas si vous lui affirmez qu’elle représente une somme et il exulte lorsqu’il voit plusieurs de ses livres réunis en un gros volume unique et pesant. Mais il n’est pas moins fier quand quelques pages de cette œuvre, délicatement prélevées et publiées à part, sont ainsi mises en valeur, comme un bijou rare dans un écrin, ou quand il entend citer une de ses belles formules de douze mots. Décidément, oui, l’écrivain aime tout autant le recueil et l’extrait.
Presque tous les livres de Pierre Michon rassemblent des textes qui se font écho, mais qui se défendent aussi très bien isolément, hors contexte, et ont d’ailleurs parfois connu une première publication séparée en revue. En 1990, les éditions Verdier publiaient Maîtres et Serviteurs, trois brefs portraits d’artistes au travers desquels l’écrivain se pose la question suivante : « Qu’est-ce qu’un grand peintre, au-delà des hasards du talent personnel ? » Le premier de ces textes est consacré à Goya et le dernier à un disciple de Piero della Francesca, nommé Lorentino, tout aussi vraisemblable que le tableau des Onze dont l’auteur nous racontera l’histoire en 2009 et donc tout aussi fictif, à n’en pas douter – au reste, s’il ne l’était pas, c’est désormais le cas.
Le second texte de Maîtres et Serviteurs, intitulé Je veux me divertir, reparaît aujourd’hui dans la collection de poche de l’éditeur. Il s’agit donc bien d’un extrait, mais plus encore en termes de chimie, au sens où Littré l’entendait : « Produit qu’on a extrait d’une substance ». N’importe quel autre extrait aurait sans doute aussi bien fait l’affaire. Ce qui compte pour le lecteur, c’est de jouir de la quintessence de cet art d’écrire. Extraire est alors plutôt ici une façon d’exprimer la substantifique moelle de la littérature, selon Pierre Michon. Soixante-dix pages, une miniature pour ainsi dire, dans laquelle pourtant le grand Watteau, qui en est la figure centrale, ne se trouve pas à l’étroit.
Dans Rimbaud le fils (Gallimard, 1991), Pierre Michon insiste sur la fadeur de Théodore de Banville, à qui le jeune poète de Charleville envoya ses premiers vers, mais il ajoute : « Je veux dire encore combien il m’est précieux que ce pauvre homme ressemble à s’y méprendre au Gilles de Watteau. » Gilles est en effet pour Michon le témoin idéal. Sa propre banalité le dispose à regarder de tous ses yeux cette « féerie que lui-même n’est pas » et à l’enregistrer pour la postérité. Or, plus insignifiant encore que Gilles, plus pâle que ce « grand Pierrot aux mains pendantes, au maintien stupide », il y a le modèle de celui-ci, l’homme qui posa pour le peintre. Il avait pour nom Charles Carreau et exerçait le ministère de curé de Nogent, en 1718, lorsque Watteau, qui jouissait dans cette ville de l’hospitalité de riches amis et protecteurs, fit sa connaissance.
Le récit que nous lisons dans Je veux me divertir est donc attribué à Gilles, rebaptisé depuis Pierrot, c’est-à-dire à son modèle, le brave curé de Nogent auquel revient la tâche délicate de peindre le peintre à son tour. Jugez de son coup de pinceau : « […] Sa dégaine m’étonna. Nous n’étions pas encore poudrés à frimas, en ce temps ; on portait la grande perruque, l’habit énorme et la culotte à rubans, basques et manchettes interminables. Dans ce paquet de fringues, la maigreur de mon homme se perdait. » Le lecteur aura noté les réjouissantes ruptures lexicales. Cet extrait de l’extrait est exemplaire de la manière de Pierre Michon : le grand style malicieusement subverti, la belle langue s’arrachant avec dédain au ciment qui voudrait la figer.
Watteau est maigre, malade, il ne lui reste que trois années à vivre. Le curé accepte de poser pour lui, un peu décontenancé sans doute par le résultat, lui qui, dénué de vanité, n’aurait cependant pas détesté « être figuré sous les traits d’un prélat, peut-être d’un prophète ». Mais il ne se vexe pas et s’attache même à ce grand scénographe du bonheur qui, haïssant la nature, aura peint plus de feuillage qu’il n’en perce au printemps dans la forêt de Paimpont et ne voyage jamais sans « ses malles de frous-frous pour filles à peindre ». Watteau nous apparaît sous sa plume comme un anti-Dorian Gray, prématurément usé et vieilli : « Il me sembla cruellement juste que la grande fatigue de tant de plaisirs peints se peignît dans ses traits. »
Pierre Michon développe simultanément sa fable de l’artiste. Watteau est ici l’auteur d’une œuvre secrète, fortement érotique, « des femmes toutes nues au comble du plaisir », qu’il demandera à son doux Pierrot de Nogent de détruire. Il est évidemment permis de lire ce récit comme un autoportrait de Michon en Watteau, sachant comme il joue et se joue lui-même des poses de l’écrivain, tantôt adoptées avec ferveur, tantôt rejetées avec ironie, sinon avec dégoût. Que nous cache-t-il ? Qui peint le Pierrot si blanc garde pour soi tout le noir.