Les Lettres françaises, 14 février 2013, par Jean-Pierre Han
Les disparitions d’Ahmed Bouanani
Il y a deux ans maintenant, presque jour pour jour, disparaissait l’une des plus hautes figures intellectuelles et littéraires du Maroc. Une disparition programmée ? On pourrait presque le penser : depuis quelque temps déjà, Ahmed Bouanani – c’est de lui qu’il s’agit – avait disparu du monde littéraire et artistique du pays. si tant est qu’il ait jamais fréquenté cet univers frelaté. Il avait quitté la capitale, Rabat. Après deux drames tragiques qui l’avaient touché de plein fouet, pour aller se terrer dans un petit village du Haut Atlas, Aït Oumghar, dans la région de Marrakech. L’une de ses filles était morte accidentellement dans des conditions bouleversantes dans son appartement de Rabat qui, un peu plus tard, avait été ravagé par un incendie. Dans cet appartement de la rue d’Oujda, Ahmed Bouanani avait écrit et écrit, dessiné, imaginé maints et maints films, lu et rêvé. Peu enclin aux mondanités et autres obligations qu’exigeait son métier (il était cinéaste, et officiellement monteur au CCM – le Centre cinématographique marocain), il n’appréciait rien tant que de rester chez lui, toujours prêt à recevoir ses nombreux visiteurs, à discuter avec eux jusque tard dans la nuit. Conteur admirable – l’écouter raconter un livre ou un film était un régal souvent plus intéressant que l’original – au fait de l’histoire de son pays, de ses mœurs et coutumes, homme d’une culture transcendant toutes les frontières, ses avis – tranchants – étaient toujours recherchés. Et pourtant… cet intellectuel qui était tout à la fois, et avec le même bonheur, écrivain, poète. conteur, cinéaste, dessinateur, était parfaitement inconnu du grand public. Rien de plus normal si l’on considère ce qu’il avait consenti à publier ou à projeter sous son nom sur les écrans de cinéma. Que l’on en juge : un roman, L’Hôpital, celui-là même que les éditions Verdier publient, fugacement paru dans les années 1990 au Maroc, trois recueils de poésie, Les Persiennes (1980), Photogrammes (1988) et Territoires de l’instant (2000), quelques courts métrages et un seul long-métrage, Le Mirage, sorti en 1979. Introuvable, L’Hôpital était pratiquement devenu un livre culte : tout le monde reconnaît Le Mirage comme un chef-d’œuvre à la base du renouveau du cinéma marocain. Quant à Mémoire 14, au départ un long-métrage qui détournait les images d’archives coloniales pour réécrire l’histoire du Maroc, coupé. censuré, il n’en reste plus que trente minutes, ce qui en fait un… court métrage d’une force poétique et politique d’une beauté inouïe. Le titre de Mémoire 14 reprenait celui d’un des poèmes que l’auteur écrivit quelques années auparavant, et dont on retrouvait également certains passages dans le film.
Une bien faible production pour une personnalité intellectuelle et littéraire de cette envergure, dira-t-on. Il est vrai qu’Ahmed Bouanani ne se souciait guère des démarches à accomplir pour se faire publier, l’état de l’édition dans les années 1970 au Maroc n’étant d’ailleurs guère reluisant. Quant aux films, impossible pour lui de réaliser des longs métrages, la censure lui interdisant de le faire, restent des documentaires produits par le CCM où il travailla de 1966 à 2000, ces œuvres n’échappant d’ailleurs pas, elles non plus, à la censure… Alors ? Alors, au plan littéraire, les rares écrits que le lecteur aura pu compulser suffisent amplement pour qu’il fasse le constat qu’il est en face d’un authentique poète. Mais le peu d’œuvres divulguées pourrait nourrir une légende toujours éloignée de toute réalité autour de l’auteur. C’est avec soulagement que l’on apprit qu’un certain nombre de manuscrits avaient pu être sauvés de l’incendie et que sa fille Touda, vidéaste, s’emploie aujourd’hui à classer et à faire publier.
Très jeune – il a alors vingt-trois ans en 1961 — Ahmed Bouanani suit une formation de l’Idhec pendant deux ans, dans la section script-monteur. Là, il rencontre d’autres futurs grands noms du cinéma marocain, Tari, Bennani et Sekkat, avec lesquels il fonde le collectif Sigma 3, qui produira le film Wechma (Traces) justement considéré (et unanimement apprécié) comme étant la première œuvre cinématographique de fiction marocaine de l’ère moderne. Le film, sorti en 1970, est signé Hamid Bennani. mais on retrouve les noms d’Ahmed Bouanani et de Mohamed Tazi au générique (montage et images) ; un authentique travail d’équipe en quelque sorte… Mais, auparavant, le jeune Ahmed Bouanani aura œuvré ici et là, et pas seulement dans le cinéma. Il est ainsi de l’équipe de création de l’institut des arts traditionnels et du théâtre de Marrakech, poursuit tout un travail de récolement et de mise en valeur de la culture populaire marocaine. Surtout, il participe aux premiers travaux de la célèbre et très emblématique revue Souffles, dirigée par Abdellatif Laâbi, et où l’on retrouve les noms de Mohammed Khaïr-Eddine, Mostafa Nissaboury, Abdelkébir Khatibi… Outre des poèmes, Ahmed Bouanani publie des essais, notamment sur la poésie et la littérature populaires marocaine, poursuivant ainsi son travail de recherche dans le domaine du cinéma. Tout se passe comme s’il entendait continuer à fouailler la mémoire, la sienne propre liée à tout jamais à celle de son pays : Mémoire 14, toujours.
Je l’ai dit : si l’œuvre littéraire et cinématographique d’Ahmed Bouanani est quantativement si peu fournie, et en dehors du caractère propre de l’intéressé qui ne cherchait guère à se mettre en avant et à paraître sur le devant de quelque scène que ce soit, c’est aussi parce que les conditions politiques du pays, sous le joug d’Hassan Il, n’autorisaient pas à ce qu’il en soit autrement. En fait, Bouanani n’a jamais cessé de travailler, d’écrire et écrire, de dessiner aussi ; son appartement de Rabat recelait d’innombrables manuscrits, des scénarios, La mémoire de toute une vie. Pendant une dizaine d’années. il se contentera d’écrire les synopsis des films de réalisateurs comme Daoued Oulad Sayed, laissant d’autres cinéastes mettre leur nom en lieu et place du sien…, une manière de disparaître encore et toujours, de se cacher, et d’œuvrer dans l’ombre. Son chef-d’œuvre, Le Mirage, fut en gestation pendant une dizaine d’années avant de pouvoir être enfin réalisé. Je me souviens des nombreuses moutures du film, intitulé dans un premier temps Pas de dollars pour Mohamed, en référence aux westerns spaghetti de Sergio Leone, Pour une poignée de dollars et Pour quelques dollars de plus… Car Ahmed Bouanani avait aussi cette capacité de rire de tout, appréciant films et livres de série B, adorant les bandes dessinées et ce que l’on appelle l’infralittérature. Son érudition littéraire allait jusque-là aussi. Et il savait en tirer le meilleur profit pour sa propre création. Amoureux fou de cinéma, il avait en projet de relier cet amour à celui de l’écriture, et envisageait de publier une histoire du cinéma marocain des premières années du protectorat jusqu’aux années 1980. tout comme il envisageait de brosser l’histoire de sa famille, à partir de la fin du 19e siècle jusqu’à nos jours, en trois tomes, et dont le titre était déjà trouvé : Le Voleur de mémoire.
Se réapproprier le passé en dehors des rets du colonialisme, pour nourrir et être en capacité d’envisager le présent et l’avenir dans une démarche critique et poétique, tel était sans doute le rêve de Bouanani, On ne s’étonnera pas de savoir qu’un de ses modèles en la matière était Pasolini, le cinéaste poète qu’il désirait absolument croiser au point de le chercher toute une nuit dans les rues de Rabat, de « bonnes » âmes s’évertuant à les éloigner l’un de l’autre alors qu’ils avaient plus ou moins rendez-vous… Folle et déchirante nuit, un an avant l’assassinat du cinéaste italien, avant sa disparition.
La disparition est, d’une certaine manière, l’un des thèmes majeurs de L’Hôpital, le seul roman connu d’Ahmed Bouanani. Disparition du monde civilisé des vivants. L’ouvrage débute ainsi : « Quand j’avais franchi le grand portail en fer de l’hôpital, je devais encore être vivant. Du moins le croyais-je puisque je sentais sur ma peau les odeurs d’une ville que je ne reverrais plus jamais. » Le ton est donné et se passe de commentaire. D’emblée nous voilà projetés dans l’univers particulier des grands noms de la littérature cherchant à décrire l’étrangeté de la destinée humaine. On pense à Kafka et plus particulièrement à son Gardien du tombeau, mais aussi à Buzzati, à Borges encore, à Gracq peut-être. Rien d’étonnant si le personnage principal de L’Hôpital, double déformé de l’auteur qui vécut réellement l’expérience de l’enfermement dans un établissement médical pour cause de tuberculose, cite lui-même, dans le cours du roman, les noms des trois premiers auteurs, auxquels j’ajouterai volontiers celui de Bruno Schulz, avec son Sanatorium au croque-mort.
Le monde de L’Hôpital est très exactement l’envers noir, grinçant, ricanant du monde extérieur dans lequel nous faisons semblant de vivre sérieusement. C’est un monde hors temps, une caricature évoquant à la fois Jérôme Bosch et Guernica que le narrateur cite encore. « Mais qu’est-ce que je fous ici, bon dieu ? » fait-il semblant de demander. Simplement mettre à bas tous les masques, dénoncer les faits et méfaits d’un monde que l’on ne connaît que trop bien, a-t-on envie de répliquer. Et la première question fuse : « Sommes-nous vraiment un peuple ? » On imagine la réponse contenue dans la description même de l’hôpital et de ceux qui l’habitent, personnages aussi hauts en couleur que pitoyables, dont on ne connaîtra jamais que le surnom, le Corsaire, le Pet, le Litron…, incapables de s’évader même lorsque l’occasion se présente. On trouvera pourtant au sein de cette humanité des linéaments de tendresse, comme une sorte de fraternité qui nous renvoie à la phrase de Michel Bernanos tiré de La Montagne morte de la vie (un livre rare), que Bouanani met en exergue à son roman : « Le seul souvenir qui me reste, depuis des siècles que je vis dans la pierre, est le doux contact de larmes sur un visage d’homme. » L’Hôpital est bien un « récit en noir et blanc », comme le souligne le sous-titre, écrit dans un style d’une grande maîtrise qui le rend presque serein. Et c’est avec une certaine sérénité qui augmente encore son efficacité, une impitoyable lucidité, que Bouanani décrit, par exemple, les ravages de la religion au cœur d’une société en pleine déréliction.
En entrant dans L’Hôpital, de fait, Ahmed Bouanani se mettait à l’écart du monde, tout en continuant à le jauger d’un regard acéré : il vécut donc toujours un peu à l’écart, en constante instance de disparition. C’est peut-être la destinée des grands créateurs.