L’Humanité, 18 février 2010, par Alain Nicolas
L’écriture et ses « mouches », pour une optique du romanesque
Christophe Pradeau, l’auteur de La Souterraine, nous donne, avec ce deuxième roman, un récit où voyage au long cours et retour à l’origine en terre limousine composent un paysage mental dominé par le sens de la vue.
Est-ce parce qu’elle est atteinte de cette affection que la médecine appelle les « corps flottants de l’humeur vitrée » ? Toujours est-il que Thérèse, la narratrice du deuxième roman de Christophe Pradeau, pose sur le monde un regard dont le point de fixation ne cesse de dériver. Embrumé par les « mouches », qui l’envahissent parfois, et qui ont fait leur apparition dans l’éblouissement écrasant d’un jour d’été, sur une plage caniculaire. Regarder de biais, autrement, éviter ces papillons qui s’interposent entre l’œil et l’objet jusqu’à envahir l’espace, « comme les éclats de la DCA » le ciel, telle sera désormais son attitude, dans la vue et dans la vie.
Elle a passé toute son enfance dans un village limousin, Saint-Léonard, dominé par la présence d’une « lanterne des morts », fanal de pierre christianisant, dit-on, un antique cimetière d’avant la conquête romaine. Relié à ses murailles de pierre, un château abandonné, la Grande Sauvagerie. C’est dans ces quasi-ruines qu’elle trouvera sa sauvagerie à elle, secrète, qui la conduira à quitter ces terres pour devenir, pendant quarante ans, une lettrée errante, parcourant le monde au gré de postes universitaires prestigieux. La jeune fille trempée de pluie qui, bac en poche. cogne à la porte d’un foyer d’étudiantes de la montagne Sainte-Geneviève, n’est pas plus chez elle, au seuil de la vieillesse, dans son appartement d’universitaire new-yorkaise.
Rien ne la rattache plus à ce pays de bois et de marais, dont elle a elle-même éprouvé la pauvreté lors d’un éphémère travail d’agent de recensement, sinon peut-être ce nom de Grande Sauvagerie. Comment expliquer autrement l’acharnement qu’elle met à transcrire et éditer, au péril de sa vue, le journal d’un pastelliste bourguignon, cousin du grand Rameau, qui quitta tout, au XVIIIe siècle, pour devenir un coureur de bois dans la Grande Sauvagerie canadienne, puisque ainsi nomme-t-on l’arrière-pays de la Nouvelle France ? Quelle coïncidence, quelle connexion secrète permet de passer des châtaigneraies limousines aux forêts vierges de la Louisiane ? Rendu à la vie, le texte de Jean-François Rameau qui dormait, non déchiffré, dans les archives d’une université de Nouvelle-Angleterre, qu’on croit être Yale, va tomber en des mains qui permettront de renouer les fils rompus.
Christophe Pradeau, qui nous avait donné avec La Souterraine – où l’on trouve aussi une lanterne des morts – un autre ancrage dans la terre limousine, passe donc du « racinage », de l’extrême enracinement, au grand large. Thérèse va courir le monde sans jamais défaire ses malles, sans se séparer de la photographie de ce phare de pierre où brûlait, jusqu’au mitan du siècle dernier, une lumière guidant les âmes des morts. On ne dévoilera pas comment, comme sa narratrice, le roman va boucler son périple, les deux Sauvageries se répondre, à la façon dont, chez Proust, le côté de chez Swann se révèle tout proche du côté de Guermantes. Narration minimaliste, l’œuvre se construit par petites touches, scènes et descriptions au plus près des matières, des corps et des paysages, des lumières surtout. Visions brouillées ou décentrées, où les étoiles filantes et les lucioles répondent aux mouches du grand jour, La Grande Sauvagerie est un roman « optique », où l’écriture est un prolongement de la vue. La simplicité du récit n’est là que pour porter le feuillage touffu et les fruits abondants de pages où l’on s’attarde sur le brouillard d’un matin d’été qui métamorphose un jardin, le fait changer d’époque et de dimensions, sur les trous d’eau d’une rivière canadienne, sur le claquement de voiles des draps que l’on aère les jours de grand vent.