La Croix, 7 juin 1986, par Emmanuel Saunderson
Au royaume des sortilèges
Le propre des mythes est d’être dépourvus de version originale, de se multiplier, à la fois semblables et autres, dans les récits qu’ils inspirent. Et, pour l’écrivain, le poète, aujourd’hui encore, raconter un mythe revient non pas à le répéter, mais plutôt, à partir d’un foyer brasillant de figures, d’emblèmes et de symboles, à cueillir une parole à sa naissance.
C’est ce que nous suggère Ginevra Bompiani avec Les Règnes du sommeil, un livre étrange et beau, que sa rêverie la conduise sur les traces des Centaures et des Amazones, d’Éros et de Psyché ou d’Hercule et de ses travaux. La précision de son écriture, le jeu des rythmes et des assonances que la traductrice a su rendre admirablement, hissent le moindre de ses récits à la perfection d’un poème en prose. Que la phrase porte le sens avec mobilité, qu’elle estompe ses contours ou fasse surgir une force oraculaire, tout semble avoir lieu ici dans un état second, à la fois vif et somnambulique, et relever de ce que Roger Caillois appelait les cohérences aventureuses…
Si Ginevra Bompiani nous montre un Héraclès accablé de fatigue avant même sa rencontre avec le lion de Némée, si elle en fait un héros dissocié du destin auquel il obéit, ou si le labyrinthe n’est rien d’autre chez elle que la peau véritable du Minotaure, une peau creusée de galeries où le fils d’Égée s’immisce comme un ver, c’est qu’elle sait unir la liberté de l’invention et l’acuité de la méditation. Ainsi naissent les sortilèges essentiels des Règnes du sommeil.