Contre-Jour : cahiers littéraires, nº 17, 2008-2009, par Étienne Beaulieu

Nous en sommes là

On peut entendre dans l’œuvre de Mathieu Riboulet l’écho d’une catastrophe apparemment privée mais dont les répercussions ne se limitent aucunement à la singularité autofictionnelle de l’auteur. Oui, il est question d’homosexualité et de sida dans ces courts récits, à pleines pages, et de désir aussi, dans des descriptions qui rejouent et renouvellent le genre érotique contemporain (l’obsession du baiser sur la nuque et de l’amour vu de dos figurent parmi les plus belles pages de Riboulet et reviennent depuis Un sentiment océanique, son premier récit (1996), jusqu’à L’Amant des morts, en passant par Le Corps des anges (2003), dont la prose sèche et dense fut pour moi une révélation brutale). Cependant, passé ce constant banal (voici un auteur qui parle crûment d’homosexualité), l’évidence s’impose : il faut bien admettre qu’il est question de tout autre chose dans cette œuvre que l’on ne saurait ranger dans le genre (absurde d’ailleurs) de la « littérature homosexuelle ». De tout autre chose, c’est-à-dire de la chose homosexuelle transformée en une chose publique, ouverte au regard de chacun, partagée comme une communauté incertaine dont le « nous » ambigu des récits de Riboulet ne permet pas de déterminer s’il s’agit d’un rassemblement quelconque ou de tous, tant que nous sommes aujourd’hui sur terre à désirer et mourir sans cesse (homosexuels ou non). Au-delà des vivants, ce « nous » étrange pourrait aussi bien marquer la prise de parole des morts, ceux qui veillent sur nos échanges de mots, de salives et de virus.

C’est de cela qu’il s’agit principalement dans l’œuvre de Riboulet : de ce tour de prestidigitation par lequel le désir homosexuel et son puisement deviennent la mesure de notre culture contemporaine, de nos désarrois et de notre lucidité. Loin des constants sociologiques éculés voulant que nous soyons aujourd’hui en carence de symbolique et que nous vivions dans une société de l’absence du père, c’est au contraire dans un monde familial bouleversé par le départ de la mère que se déroulent les récits de Riboulet. Mère morte, mère partie sans laisser d’adresse, mère tête en l’air, mère tout simplement passée sous silence, ou disparue dans un accident tragique, elle demeure celle à qui l’on s’adresse en secret des années durant (la prière finale d’Un sentiment océanique s’adresse à la mère absente) et que l’on cherche à remplacer (autant dans la position sociale que sexuelle, face au père) en ces années de féminisme (les décennies 70 et 80) où les femmes arrivent sur le marché du travail et font passer au second plan les questions d’ordre purement familial. Les familles éborgnées de l’œuvre de Riboulet se ressentent forcément de cet immense vide face auquel les pères restent hagards et comme incrédules, comme ce « père au regard aveugle » de L’Amant des morts, bûcheron de la Creuse qui, ne sachant transmettre l’héritage des gestes ancestraux, passe au fils son désir muet en l’initiant à la sexualité, à sa brutalité et à son non-sens en couchant avec lui des années durant, dans un désir mutuel et muettement consenti. Il ne s’agit pas d’un viol, mais d’une scène primitive qui éjecte la mère et dont le fils autant que le père sont les acteurs complices : « La première fois, s’étant jeté de tout son long sur le dos dégagé de son gamin ensommeillé, le père avait fiévreusement cherché sa bouche, par précaution, pour y plaquer la main et s’assurer le concours du silence. Mais le fils avait saisi la main, l’avait placée sur sa nuque, dans un consentement tendant à l’abandon, avec un détachement dissimulé dans un soupir qui aurait dû alerter le père s’il avait été en mesure de prêter attention à autre chose qu’à la pulsion hasardeuse qui le tordait en revêtant les traits de la nécessité. » Le narrateur, Jérôme Alleyrat, quitte alors sa campagne natale et part en ville sur les traces d’une mère hippie enfuie par désespoir et dégoût pour le désir des hommes. D’abord Toulouse, où se joue la répétition des petits numéros banals de la séduction avec un chauffeur de taxi amoureux transi, puis Paris, où il est recueilli par les sœurs de sa mère, toutes les deux veuves et exemplairement contestataires comme les années 70 le voulaient : « L’époque fleurait bon la contestation, leur énergie naturelle fit le reste : elles prirent des amants, furent de toutes les avant-gardes, goûtèrent à nombre de substances et finirent par voter Mitterrand. » Mais Riboulet n’est pas Houellebecq : la douce ironie du premier n’a aucunement pour tâche d’opérer une sorte de digestion des idéaux de 68 comme c’est platement le cas chez le second. Riboulet va en effet plus loin que la simple critique de ces années révolutionnaires : il raconte comment elles ont mené au veuvage généralisé. La veuve est en effet devenue la figure familiale par excellence depuis ces moments de conquête d’une liberté ayant mis le désordre dans les familles. Au lieu des oncles, pères de substitution des sociétés traditionnelles, ce sont donc des tantes, et veuves de surcroît, qui recueillent Jérôme à Paris (tout comme ce sont les « bienveillantes, c’est-à-dire les grandes tantes, qui veillent sur Paul à l’hôpital dans Un sentiment océanique) et qui assistent à la transformation de leur protégé, vaguement désiré au passage, en un acteur et victime de l’épidémie de sida du début des années 80 : « Comme des mères qu’elles n’avaient pas été, elles se tinrent quelque temps en lisière de la vie de Jérôme, l’observant avec une acuité particulière sans oser le brusquer, l’approcher, le questionner, espérant qu’il viendrait leur confier deux ou trois bribes des changements qui s’opéraient en lui. Rien ne vint. » La société entière assiste comme ses tantes à la propagation progressive du virus en dehors des cercles d’initiés et comprend avec horreur que la maladie dont on parle maintenant dans les journaux touche Jérôme le jour où il rentre au petit matin et découvre dans l’escalier de service la Biquette, c’est-à-dire Fabrice, un jeune homosexuel parisien, agonisant et livide, affalé dans sa robe de chambre de feutre rouge. À partir de la mort de Fabrice, se noue au passage la communauté des amants avec un allemand, nommé Axel, qui disparaît bientôt, mais en laissant la trace d’un nouveau « nous » dans la narration, pourtant à la troisième personne depuis les tout débuts du récit. La communauté des amants, bien au-delà de Bataille et des transgressions puériles que l’on ne finit plus de commémorer ces années-ci, deuil ou nostalgie, se change alors en communauté des veuves, unies dans un même deuil veillant à la fois sur la mère absente et sur les jeunes séropositifs décédés. Les tantes, au propre et au figuré, restent seules à pleurer leurs amants.

« Comme elles, nombre d’hommes étaient veuves. […] Leurs maris partaient en fumée. Des hommes splendides qui les avaient aimées, baisées, pour qui tout commençait, à qui, d’évidence, rien n’aurait résisté, nous laissaient en plan dans un monde noirci. Nous n’avions pas songé, à trente ans, être privés de leur sexe, qu’allions-nous faire de l’élan qu’ils avaient insufflé à nos corps ? Nos aïeules, dont Verdun et la Somme avaient vidé les lits, s’étaient depuis longtemps dissoutes… Où que le regard porte nous n’avions plus d’appui. Nous avons tendu les draps, lavé les corps, nettoyé les marches et congédié nos mères, puis décidé de pavoiser nos fenêtres, nos seuils et nos villes des couleurs de nos deuils, de protéger nos corps, de porter nos désirs. Veuves vivantes, nous avons remis des hommes dans nos lits pour nos corps asséchés, avec eux nous dispersons les cendres, apposons des stèles, et réouvrons nos corps. Quoi d’autre ? On en est là, et vous avec nous. »

« Nous », « vous », c’est-à-dire tous ceux qui héritent de ce choc social brutal que fut l’épidémie du sida et qui a modifié profondément notre sexualité, nos rapports au corps (le petit caoutchouc), au désir et à la famille. Nous en sommes effectivement là, à tenter de nouer communauté avec ces morts-là qui ont emmené avec eux une façon de se donner du plaisir sans consulter Dieu, née au Siècle des Lumières et en voie de disparition aujourd’hui. Ces morts qui sont à la fois les amants de Jérôme, mais surtout les corps presque anonymes dispersés dans des cimetières de fortune, rejetés et bannis comme une honte rappelant celle des lépreux médiévaux. Le récit de Riboulet se termine sur cette prière de Jérôme adressée aux cercueils aperçus non loin du Père-Lachaise : « Il aurait voulu les saisir, les étreindre, être leur amant, l’amant des morts, de ces morts-là, leur dispenser un peu du désir inouï qui montait en lui. […] Ceci est mon corps, ô morts, pour un festin de vivants, de chair, de gloire et d’épouvante. Prenez, et laissez-moi sombrer dans le bitume, me recouvrir d’un linceul de pavés qui effacera jusqu’à la trace de mon passage. Avec ma force vous vous relèverez d’entre les morts, abattrez ces croix blanches qui hérissent vos tombes et marcherez parmi les vivants à qui vous vous donnerez comme du temps que vous étiez belles, qui vous prendront avec cette inconscience des vivants. » « Vous », les morts, deviendront alors « nous », les vivants, dans une commune inconscience qui permettra d’enfin oublier. De l’hôpital au cimetière, de la fatigue maladive à la convalescence, comme un tracé en raccourci de notre époque contemporaine, telle est la prière étrange de Mathieu Riboulet qui se passe de la voix de ses lecteurs pour s’énoncer et qui passe dans la voix du lecteur pour annoncer une réconciliation avec le désir et le sacré.