Dossier paru dans Le Matricule des anges, octobre 2008, par Thierry Guichard
Architecte du verbe
Au début était le verbe : c’est d’abord par son style que Mathieu Riboulet impose sa voix. Une écriture propre à renvoyer certains romans de l’automne au néant d’où les plateaux de télévision n’auraient pas dû les sortir. Son nouveau livre, L’Amant des morts pousse l’algèbre des phrases jusqu’à ce point d’incandescence où naissent les diamants bruts. Le verbe de cet écrivain nous saisit donc, et ce, depuis son premier livre, Un sentiment océanique, paru il y a douze ans.
Ensuite, était la terre. Une terre que les lettres françaises ne cessent d’ensemencer elle qui ne l’est plus guère par les paysans, disparus. C’est la Creuse d’un Pierre Michon non loin de la Corrèze d’un Bergounioux qu’on retrouve d’un livre l’autre, dans une sorte d’exploration des origines.
On y pénètre, dans ce territoire à la ruralité en berne, par des routes moins sinueuses qu’il y a vingt ans, recouvertes d’un gravier pléthorique indice que la DDE, ici, œuvre pour les carrossiers. Entre Clermont-Ferrand et Limoges, la départementale collectionne des noms de villages qu’on croirait ceux des gens qui y habitent. À l’entrée d’un village où trône un château de fête foraine, il faut prendre à droite, viser la petite route qui annonce d’office qu’elle mène à un cul-de-sac. On longe un moment un circuit automobile, danseuse incongrue du châtelain qui y faisait tourner ses Ferrari, on oblique sur la droite : cinq maisons posées sur la moquette verte des près, c’est là.
Mathieu Riboulet s’est installé ici en 1992. Mais l’homme n’est pas originaire des lieux. Il est né à Paris en 1960 dans une famille « d’intellectuels aisés », parisiens également. Quand on l’a lu, apprendre ça étonne considérablement. La mère de Mathieu est journaliste dans une structure éditoriale spécialisée dans le secteur pharmaceutique, son père, lui, est architecte. Il a conçu des hôpitaux (hôpital Régis Debré à Paris), des lycées… des bibliothèques (Clamart). On imaginait des parents paysans creusois, on en reste comme deux ronds de flan. Notre hôte en profite pour enfoncer le clou : « je n’ai pas eu de problèmes majeurs avec mes parents ». Pour illustrer son propos, Mathieu Riboulet désigne la bibliothèque qui nous entoure : c’est celle de ses parents. Un panoramique rapide désigne une concentration d’Henri Galet, une profusion de Marcel Proust (« Mon père était fan de Proust dont il m’a beaucoup parlé »), mais aussi Jaccottet, Duras, Léon-Paul Fargue…
L’attache creusoise, qu’on pensait native, vient en fait de son grand-père paternel : « à 16 ans, j’ai fait l’arbre généalogique de la famille et je suis remonté aux années 1620. C’était une famille de paysans qui a suivi le parcours classique des paysans d’ici. Au XIXe siècle, ils partaient l’hiver pour aller bâtir le Paris haussmannien et ils revenaient l’été pour s’occuper de la terre avec les femmes qui étaient restées ici. » Le grand-père s’installe à Paris comme peintre en bâtiments au sortir de la Première Guerre mondiale, comme beaucoup de Creusois : « Ça correspond au moment où la population locale a commencé à diminuer. »
Avec son frère, plus jeune, Mathieu grandit à Boulogne-Billancourt qu’il ne quittera qu’à 20 ans pour Paris. Ses souvenirs d’école sont ternes : « comme j’avais énormément de choses à la maison, l’école m’a beaucoup ennuyé. C’était étouffant et contraignant et il fallait juste attendre que ça passe. Je ne pense pas avoir découvert quelque chose de vraiment majeur en littérature durant ma scolarité. »
Seule éclaircie aperçue rétrospectivement : « En troisième et quatrième j’avais une prof de français épatante dont je me suis rendu compte beaucoup plus tard à quel point elle m ’avait donné des bases d’une solidité à toute épreuve auxquelles je me réfère encore maintenant. Beaucoup de structures syntaxiques. »
Au lycée, on le verra parmi les plus actifs dès qu’il s’agit de se mobiliser dans la contestation : il est en cela l’héritier de parents « engagés à gauche ». La vie à la maison est donc placée sous l’ouverture : « C’était très libre mais en même temps, ce n’était pas du tout flottant. Il y avait une vraie structure, un vrai cadre, une vraie présence. J’ai toujours lié ça à la profession de mon père : il avait un côté extrêmement rigoureux. Il construisait sa vie comme il construisait des bâtiments. » Le gamin peut puiser au gré de ses envies et du hasard les livres dans la bibliothèque familiale, au risque de s’offrir de troublantes lectures, ou suivre les conseils de ses parents, grands lecteurs. « J’ai le sentiment d’avoir toujours lu » et qu’une année les livres l’ont sauvé : l’adolescent est en vacances sur la Côte d’Azur chez un copain où il s’ennuie ferme entre bains de soleil et bains de mer. Le S.O.S. lancé à sa mère est bien reçu : elle lui envoie des livres dont La Vie d’un simple d’Émile Guillaumin qu’il n’oubliera pas. À 16 ans, il lit Proust dont ses phrases aujourd’hui portent une trace. Il découvre, par le jeu du hasard, le Marquis de Sade qu’il dévore avec « le sentiment que même si j’avais accès librement à la bibliothèque, ce n’était pas ça que je devais ouvrir. J’avais affaire à un truc invraisemblable que je ne savais pas par quel côté prendre. C’est une lecture qui ne m’a ja-mais quitté pour essayer de saisir ce qu’Annie Le Brun a si bien décrit par le « bloc d’abîme » ». Jean Genet, qu’il découvre vers 16 ans, aura aussi son importance : « moins obscur que Sade. Il a même été très éclairant pour ma problématique d’homosexualité. J’avais besoin de trouver à l’extérieur des choses qui viennent expliquer ce qui se passait à l’intérieur et dont j’avais le sentiment que ça n’arrivait qu’à moi. »
La littérature pour se comprendre soi, et comprendre le monde… Plus tard, il lira toute La Comédie humaine à 25 ans « dans une sorte de fébrilité merveilleuse. » Dès qu’un auteur le retient, il lit toute l’œuvre. Ce sera le cas avec Dostoïevski et Faulkner.
Contrairement à certains de ses personnages, Mathieu Riboulet ne peut dater le moment précis où se révéla à lui son homosexualité. Il se souvient de sa hantise à l’école des cours de sport qu’il préférait sécher plutôt que d’affronter « la présence agressive des autres garçons. Je me sentais en danger sans très bien savoir pourquoi. »
L’écriture, à l’en croire, s’est très tôt présentée à lui. Il passe du temps à « griffonner des trucs » et à se « confier à une feuille de papier. Je n’ai pas noirci des pages et des pages, mais j’allais toujours vers l’écriture à intervalles réguliers. » Pas de journal intime toutefois : « mes deux ou trois tentatives ont été pathétiques mais presque (rires). À chaque fois, je suis accablé par le résultat. Je suppose qu’il y a un rapport à l’immédiateté qui ne fonctionne pas chez moi. Il me faut un temps considérable pour ordonner des trucs par écrit. »
Une autre passion va le mobiliser : le cinéma. Dès 14-15 ans, il se construit une culture cinéphilique par le biais de la télévision avec « Le Ciné-club » et « Le Cinéma de minuit ». « Mes parents étaient très admirateurs de la Nouvelle Vague. Je voyais beaucoup de choses qui sortaient. Un peu de tout et n’importe quoi. Je consommais plus qu’autre chose. » C’était suffisamment important pour qu’à la fin de la terminale, il décide de faire du cinéma. Pour suivre l’avis de son père, il s’inscrit toutefois en hypokhâgne en passant un contrat : dans le même temps, il s’inscrit à la fac et si, comme il le redoute, il n’est pas fait pour khâgne, il suivra des études de lettres et cinéma. « Effectivement au bout de trois semaines d’hypokhâgne, j’ai compris que j’en reprenais pour plusieurs années. C’était exactement la même chose que le lycée en pire. » Il quitte le domicile familial, s’installe à Paris, fait des petits boulots (plongeur, serveur, standardiste) et suit ses cours avec peu d’assiduité. Il abandonnera avant l’obtention du DEUG.
Ce sont pourtant des années bénies d’avant le sida durant lesquelles le jeune homme essaie de profiter de la vie, « sans être pour autant un noctambule. » Le jeune homme est attiré par un engagement politique radical : « Tout semblait bouché à la fin des an-nées 1970. II n’y avait pas d’alternatives satisfaisantes au pouvoir de la droite. D’où la tentation d’actions plus violentes qu’on voyait à l’œuvre un peu partout en Europe. C’était une vraie tentation, mais je me suis vite rendu compte que je n’étais pas fait pour ça. Ça m’a travaillé quand même. Je trouvais intéressant de réfléchir à cette histoire de la violence contre le pouvoir, pas forcément à la mettre en pratique. Il fallait voir le sentiment d’impasse dans lequel on était alors. »
Durant ces années de fac, il rencontre trois autres personnes passionnées comme lui par le cinéma. Ensemble, ils créent le label « spy films » avec quoi ils vont tourner moyens et longs métrages. « C’étaient des années de boulimie cinématographique. On ne rêvait que défaire du cinéma. » Un rêve rendu possible avec l’apparition des caméras vidéo. « On voulait aller rapidement d’un projet de film à sa réalisation, sans passer par tous les méandres habituels de la production, le tout d’une manière joyeuse et bordélique. On a vu que ça ne marchait pas si mal et au fil des années, on a fait pas mal de films. » Son premier film a été une adaptation du Rude hiver de Queneau « qui est un auteur très important pour moi ». Certains films du groupe ont été montrés à la Fémis, au Musée du jeu de Paume et à un festival. « Mais tout cela restait archi confidentiel, même si on avait une petite reconnaissance d’une petite fraction de la cinéphilie parisienne. » En dix ans, Mathieu Riboulet réalise trois longs et deux moyens métrages. Son cinquième et dernier film ayant été tourné en 1998. « Le pari qu’on faisait à ce moment-là, c’était de tout faire nous-mêmes ; des amis faisaient les acteurs, un autre, photographe, s’occupait de la lumière. J’ai rapidement compris que je n’aurais pas assez de courage pour suivre le processus classique dans lequel les réalisateurs que je voyais s’épuisaient. »
L’écriture a été mise entre parenthèses pendant ces années cinéma, « mais je vois aujourd’hui que l’écriture a cheminé en sous-sol et qu’elle est clairement ressortie au bout d’un moment, totalement transformée. Je me suis remis à écrire, et depuis, je n’ai pas arrêté. »
L’employeur de sa mère lui trouve un poste et aujourd’hui encore il est secrétaire de rédaction pour Les Éditions de Santé, une maison indépendante. « J’y suis bien et j’ai la chance de pouvoir organiser mon travail comme je veux, de vivre ici et à Paris… » Ça laisse donc beaucoup de temps pour écrire.
Au début des années 1990, il fait « un ballon d’essai » : il rassemble quelques nouvelles et les envoie à Minuit, P.O.L et Nadeau. « J’ai eu trois retours extrêmement encourageants, les trois me conseillant de travailler un peu parce qu’ils trouvaient ça très bien. Du coup, je me suis autorisé à écrire un texte plus long, ici, dans ce hameau où je venais de m’installer. » L’emménagement ici a donc coïncidé avec l’écriture du premier livre. « Ce qui m’a ouvert la porte, c’est que je me suis autorisé à écrire “je”. Ça a dénoué ce qui se pressait mais n’arrivait pas à se mettre réellement en place. J’ai mis un temps fou à écrire le Sentiment océanique peut-être parce que je ne me suis jamais dit que j’allais être écrivain. Ça a duré une année, mais n’était pas un travail acharné. Je l’ai envoyé aux trois mêmes éditeurs et Nadeau l’a accepté. J’étais très heureux. J’ai assez rapidement espéré que je pourrais consolider au fur et à mesure ce travail d’écriture. Le fait d’avoir un éditeur, c’était obtenir une légitimation et ça permettait de me dire que j’étais un peu à l’abri, qu’il allait me laisser le temps nécessaire pour en sortir un deuxième si j’en avais la capacité. Être publié me paraît encore un peu miraculeux. »
Un Sentiment océanique passe assez inaperçu, sauf dans une émission de France Culture où il se fait assassiner : « ça ne m’a pas entamé sur ce que je pensais du livre ; je me suis juste dit qu’il pouvait y avoir un nombre considérable de gens qui ne voyaient pas ce qu’il y a de bien dans le livre et dont moi je sais que ça y est. Toute prétention mise à part, je sais ce que ça vaut ce que j’ai écrit. Pour chaque livre, la chose importante pour moi, c’est que ce soit ce que je puisse faire de mieux au moment où je l’écris. »
Les publications vont s’enchaîner sans heurts ni crises majeures. La Creuse donne ses noms et ses paysages, sa rudesse et ses silences. La famille, d’un livre l’autre explorée en ses formes diverses, noue des tensions extrêmes dans la phrase travaillée organiquement dans ses syntaxes et ses musiques. Quatre livres de lumière sombre viennent s’inscrire dans le catalogue des éditions Maurice Nadeau qui refusera Les Âmes inachevées. Le roman, formé d’un triptyque, est adressé à la collection « Haute enfance » chez Gallimard qui l’accepte. Les autres livres vont paraître rue Bottin, mais dans des collections différentes : « pour Deux larmes dans un peu d’eau, j’ai été frappé de témérité en croisant un jour J.B. Pontalis chez Gallimard ; je lui ai dit que si un jour il voulait quelqu’un pour écrire sur Anna Maria Ortese il pouvait compter sur moi. Il ne me connaissait pas, alors je lui ai donné Les Âmes inachevées et après lecture, il m’a dit qu’il voulait bien un manuscrit de moi. »
On n’est guère surpris de voir aujourd’hui Mathieu Riboulet signer un roman aux éditions Verdier, sous la couverture jaune qui a déjà accueilli Pierre Bergounioux et Pierre Michon et sous laquelle, depuis toujours, un travail de la langue est à l’œuvre. C’est comme si l’écrivain s’était trouvé, sur le continent éditorial, un pays à sa mesure…
Dialogue avec les morts
Entretien avec Mathieu Riboulet. Propos recueillis par Thierry Guichard.
Arpenteur d’un territoire et de thèmes récurrents, Mathieu Riboulet pousse son esthétique littéraire jusqu’au point qu’elle éclaire la part sombre du temps. Sans pathos mais dans la jouissance d’une langue sublime.
Nous sommes entourés par les livres des parents de notre hôte. Une télévision, près du mur, rassemble autour d’elle des dizaines de DVD posés, pour la plupart, sur le sol. La pièce respire une forme de sérénité à quoi dehors les arbres de la forêt font écho. Dans la manière avec laquelle il répond à nos questions, Mathieu Riboulet semble nous accompagner dans l’antichambre de son écriture. Rien de solennel : juste une façon de faire visiter des lieux invisibles où s’élaborent, dans l’alchimie du verbe, des fictions plus réelles que la réalité.
La plupart de vos livres définissent un territoire qui est celui où vous vivez la moitié du temps, cette Creuse de villages et hameaux. Vous évoquez dans Les Âmes inachevées, l’importance de la géographie. Quel rôle le territoire a-t-il dans l’acte d’écrire ?
C’est central, mais je ne sais pas comment se fait le lien. J’ai une assez bonne connaissance de l’endroit et une attention à lui qui est très grande parce que j’y suis très sensible. Ce territoire m’émeut, j’y trouve beaucoup d’éléments qui me font avancer. C’est un lieu aussi où l’identité familiale est ancrée depuis longtemps. Toutes ces raisons font que de manière presque automatique, je reviens toujours là quand je me mets à écrire. Et j’y reviendrai tant que je n’en aurai pas épuisé la matière ou le mystère.
La solution pour en parler, c’est l’abord géographique : la topographie du lieu et le fait de le parcourir dans tous les sens, en tout temps, font qu’on se met à être infiniment sensible à la moindre variation et qu’on découvre toute la richesse de l’endroit qui ne se donne pas à première vue mais est très conditionnée à une exploration attentive et un peu minutieuse.
Le fait qu’une promenade archi-connue, il suffit de la faire en changeant un tout petit peu son itinéraire pour voir le paysage s’organiser d’une manière à laquelle on ne s’attendait pas du tout, pour moi ça a un strict pendant littéraire sur la façon dont un petit changement d’axe permet d’éclairer différemment la réalité qu’on veut décrire. Sans même y réfléchir de façon élaborée, du même mouvement me viennent et le pays et les gens du pays.
Mais c’est un pays où ni vous ni vos parents ne sont nés. Cette identité, dès lors, n’est-elle pas fausse ?
Elle ne l’est pas forcément parce que la position du retrait c’est aussi une position d’observation. Je pense que la vie ici et l’observation silencieuse me font comprendre des choses de l’endroit exactement de la même manière que si j’y étais impliqué socialement. Peut-être mieux. Je suis aussi porteur d’une histoire familiale qui a également une connaissance des gens et des lieux très importante. Certes, ça fait trois générations qu’on naît parisien, mais le lien avec ici n’a jamais été interrompu, au contraire. Avec à chaque fois la question qui se pose, liée à l’évolution générale des choses : c’est que de génération en génération, on n’habite plus l’endroit et l’on n’y vit plus de la même façon que la génération précédente et que c’est à nous de réinventer les manières de s’approprier les lieux. Je n’ai plus aucun rapport avec l’agriculture ou avec le bâtiment, mais j’ai été nourri par le regard de mon père sur l’architecture locale, et sur les bêtes et les pâtures par les paysans qui m’ont hébergé enfant. Toute cette vie paysanne n’existe plus. Comment vit-on ici maintenant, comment se réapproprie-t-on les choses, comment on les investit, les regarde, les habite ? Pour moi, la réponse c’est l’écriture qui l’apporte.
Lorsque vous dressez le portrait d’un personnage, Josiane la sorcière par exemple dans Quelqu’un s’approche, vous vous inspirez d’un habitant qui existe, qui a vécu ?
Dans le cas de Quelqu’un s’approche, c’est vraiment un mélange. En règle générale, le milieu rural que je décris s’inspire de gens que j’ai connus. Il faut bien voir qu’en face de chez moi, c’était une ferme en activité où j’allais quand j’étais gamin avec du bétail, des ouvriers agricoles. Ça a été tellement marquant dans mes années d’enfance que je n’ai aucun effort à faire pour aller puiser dedans. Dans Quelqu’un s’approche, l’histoire de la sorcellerie vient de deux choses : d’une part je sais que des pratiques de ce type se font ici, comme probablement partout ailleurs, et ensuite ça découle directement d’une lecture très importante : Les Mots, la mort les sorts de Jeanne Favret Saada qui est une approche ethnologique de la sorcellerie. C’est un livre qui m’a absolument passionné. Il m’a donné la structure du processus de sorcellerie que j’ai ensuite taché de gommer.
Le territoire que vous évoquez, mais aussi votre écriture dans l’attention qu’elle porte à la langue, font penser à d’autres auteurs : Pierre Bergounioux, Pierre Michon, Richard Millet… Vous pensez qu’il y aurait une école de la Creuse ou de la Corrèze comme il y a une école du Montana ?
(rires) Je ne pense pas qu’il y ait une école. Il doit y avoir un tropisme limousin ! C’est la chose mystérieuse. Les trois auteurs que vous citez sont nés ici et ont été vraiment façonnés par le pays. Si on est un tant soit peu sensible au cadre dans lequel on vit et si on adhère à l’idée qu’on est le fruit des lieux dans lesquels on arrive et du temps où l’on naît, ce n’est pas étonnant qu’il y ait une conjonction, les mêmes causes ayant les mêmes effets. Un pays qui se meurt, une sensibilité certaine à la langue et l’importance qu’il y a à transmettre des choses qui ne peuvent nous venir d’avant, forcément ça donne ce résultat-là : tenter de témoigner du mieux possible de l’endroit qui est en train de disparaître sous nos yeux. C’est très évident chez Bergounioux et chez Millet et dans les Vies minuscules de Michon qui s’est un peu éloigné de ça.
Ces auteurs sont nés ici, en sont partis et se sont mis ensuite à écrire sur l’endroit alors que moi je suis né ailleurs et je suis revenu ici où m’a été offerte la possibilité d’écriture. Alors que Bergounioux, comme il l’explique extraordinairement bien, c’est le fait de partir qui lui a permis d’écrire. Du fait de ce chemin inverse, il y a quelques décalages probablement entre mon travail et le leur.
Votre premier livre, Un sentiment océanique est sous-titré « récit familial ». Écrit à la première personne, il se donne comme une confession, mais en fait, il est purement un roman. Comment s’élabore le rapport entre réel et fiction ?
Mon premier livre, je l’ai écrit un peu sur la pointe des pieds, en me disant que je verrai bien ce que ça allait donner. Je maintenais une distance dans l’écriture qu’il m’a semblé important de maintenir aussi vis-à-vis de l’autobiographie. Il m’a paru à ce moment-là que le « je » était la solution pour pouvoir écrire et qu’en même temps, j’avais absolument besoin d’introduire un certain nombre de distances dont je suis le seul à savoir où elles se trouvent. Mon travail a consisté ensuite, dans les trois ou quatre premiers livres, à approfondir ça le plus possible. Me maintenir sur cette ligne de crête entre quelque chose qui se donnerait comme autobiographique, mais qui ferait appel à quelque chose de beaucoup plus fictionnel et de le laisser indécidable le plus longtemps possible.
D’où vient ce désir de noyer le « je » dans la fiction ?
C’est le souhait de m’éparpiller le plus possible… Avec peut-être derrière un fantasme de disparition. C’est vrai que ça m’amuse assez de jouer avec les frontières, les ambiguïtés.
Tous vos romans abordent la famille. Le roman familial serait votre genre comme d’autres se consacrent au polar par exemple ?
Il se passe avec la famille ce qu’il se passe avec la géographie : ça me paraît inépuisable. L’écriture est pour moi un moyen d’exploration de cette structure qui est très lâche. J’ai la possibilité de faire entrer tous les itinéraires, toutes les contradictions, toutes les violences possibles parce que pour moi la famille est le champ où tout peut arriver. Le meilleur comme le pire. Quand j’ai fini un livre où je donne un aspect très noir de la famille, je me dis qu’on peut toujours aller plus loin et montrer plus encore l’essence profondément structurante et en même temps profondément délétère de la famille. Tout peut naître de la famille.
Le roman serait comme un laboratoire de physique où l’on étudierait la famille en prenant tel ou tel élément et en regardant quel précipité il provoque ?
Exactement. Avec quand même le souci que le regard posé dessus ne soit pas le compte rendu d’une expérience. J’essaie toujours d’être vraiment avec les personnages et sinon avec tous au moins avec le narrateur. Parce que je ne me vois pas décrire ces réalités-là en termes cliniques ni même mettre une distance qui s’apparenterait à de la froideur. Il m’est impossible d’écrire sans avoir une espèce d’empathie parfois déflagrante.
Mais c’est, chez vous, plutôt « familles, je vous hais » ?
Il me semble qu’il y a beaucoup plus de matières dans les choses négatives ou malheureuses que dans les choses positives. C’est le meilleur moyen pour moi d’arriver à exprimer les choses telles que je les vois. Si j’attaquais frontalement, si je me mettais à dévider sur un mode plus clinique la vision que j’ai de la vie, on serait dans un registre nihiliste qui n’est pas ce que je cherche à faire. Le seul moyen pour moi d’exprimer cette façon désespérée dont j’envisage les choses, c’est de creuser cette matière désespérante. Parce que, par ailleurs, je ne suis pas désespéré. Pour moi l’écriture c’est essayer de parvenir à dire tout ce qui fait que si j’étais vraiment désespéré, je me serais flingué depuis longtemps.
On a l’impression que vous reprochez à la famille de n’être pas à la hauteur de ce qu’elle devrait être, qu’elle ne tient pas son rang. Au point d’ailleurs d’avoir des phrases féroces sur l’enfantement…
Ce que je dis de la famille est de l’ordre du constat. C’est exactement comme ça que je vois les choses. Pour moi le travail consiste à être au plus près de cette vision-là. Je ne cherche pas à travestir. Peut-être y a-t-il quelque chose de moraliste.
L’histoire de la tenue, c’est très important pour moi. Là pour le coup, ça vient d’une racine familiale. C’est une vraie dimension autobiographique. Pour moi l’écriture a clairement à voir avec l’architecture. C’est la seule manière d’arriver à trouver un petit peu d’ordre et de sens sur le truc invraisemblable où l’on est plongé dans la vie. C’est le seul moyen d’arrêter le flux des choses, de prendre un peu de recul et d’essayer de comprendre ce qui se passe. Et ça ne peut être fait que si la langue elle-même, qui est l’outil premier, a de la tenue. Je ne peux pas concevoir de l’entendement, de la clarté et de l’ordre dans une langue qui serait relâchée ou azimutée.
La maladie est présente dès le premier livre. Pourquoi cette présence aussi envoûtante ?
C’est comme pour le territoire ou la famille : c’est une porte.
Il y a là aussi une dimension autobiographique. Durant les dix ans où j’ai fait du cinéma et où je n’ai pas écrit, j’ai été malade assez longtemps et je me suis rendu compte que cette expérience de la maladie avait, à mon insu, modelé mon regard sur les choses d’une manière très importante. Si je n’avais pas eu cette expérience-là, je n’aurais pas accédé à ce travail d’écriture. Parce que la maladie agit exactement comme l’écriture : elle retire du monde et elle donne, quand c’est possible, la possibilité de le voir avec le recul qu’elle lui confère. Et de voir un peu plus que la réalité. Très vite, j’ai su que la maladie était un territoire à explorer. Ces trois éléments-là : territoire, famille, maladie, sont inséparables et avancent de front dans presque tous mes livres. Ils m’ont été donnés en même temps et ils font sens ensemble, les uns avec les autres.
La maladie donne une porosité de la conscience face au monde des morts. L’écriture, telle que vous la pratiquez, aussi puisque les morts y sont très présents et peuvent même prendre la parole. N’avez-vous pas craint, à ce propos, l’écueil d’une forme d’ésotérisme ?
Bien sûr. Il m’a fallu prendre du temps. La première fois où j’ai fait parler les morts, c’est dans Le Corps des anges qui est donc mon cinquième livre. Je savais que c’était là depuis longtemps et qu’il fallait que je m’y mette, mais les tentatives précédentes avaient échoué. Dans Le Corps des anges, ça me paraissait l’évidence et ça ne m’a pas posé de problème particulier parce que justement je tournais autour depuis longtemps et que je ne voulais m’y lancer que lorsque j’estimerai avoir évité l’écueil dont vous parlez.
Le premier mort qui parle, en fait, on le trouve dans Mère Biscuit : c’est la mère qui vient, quarante ans après son enterrement, rendre visite à sa fille mourante. Mais on ne la voit pas, on ne l’entend pas. C’était une première manière d’approcher la chose. Dans Le Corps des anges, il m’est apparu que je pouvais faire parler les morts directement. Dans l’économie propre à ce livre-là, ça me paraissait cohérent avec l’ensemble du propos. Je n’aurais pas échappé à l’écueil si ça n’avait pas été cohérent.
Pour moi, il y a une manière assez naturelle d’introduire ces éléments-là. Je fais attention sur le strict plan technique que ce ne soit pas grand guignolesque. Que ce soit le moins heurté, le plus doux possible. Pour le reste, je pense que l’essentiel du travail c’est le temps, de n’y aller que lorsqu’on est prêt.
L’apparition des morts, c’est souvent assez drôle chez vous.
C’est une manière d’éviter les écueils et c’est aussi une manière pour moi de montrer que ce n’est pas morbide. Pouvoir parler avec les morts, c’est une chance, c’est une force : peu de chose peut donner cette force-là. La littérature, pour moi, est aussi là pour ça : parler avec les morts et gagner de la force à leur contact.
Si l’écriture ne prenait pas ce rôle, il ne resterait que la religion. On sent, au fur et à mesure que vous écrivez, une part sinon religieuse, du moins mystique prendre de plus en plus de place. C’est même une dimension essentielle de L’Amant des morts. Êtes-vous devenu croyant en suivant le chemin de votre écriture ?
Absolument pas. Je suis toujours aussi athée. La chose qui a changé par rapport à mon éducation, c’est qu’entre-temps, je me suis mis à fréquenter la Bible. J’ai lu attentivement des textes qui m’ont impressionné. Je pourrais dire par exemple que Mère Biscuit est sorti tout droit de ma lecture d’Ezéchiel. Dans ces textes de la Bible, il y a d’une part un potentiel de mystère et d’autre part un potentiel d’exploitation qui est gigantesque. Dans la mesure où ces textes ont façonné une bonne partie de la civilisation humaine, c’est bien le signe que c’est un réservoir inépuisable. La Bible contient en germe toute l’histoire des hommes et donc forcément on y retrouve ce dont on est tributaire.
Par ailleurs, si la religion m’est totalement étrangère, la question de la foi m’intéresse carrément. Ça vient du cinéma, de la première fois où je me suis dit qu’il était impossible de faire des films si on n’avait pas la foi absolue dans le médium qu’on avait choisi. Je le pense aujourd’hui pour la littérature. Écrire a quelque chose pour moi d’un acte de foi. L’acte de foi dans la littérature, c’est la seule façon d’approcher cette chose essentiellement mystérieuse qu’est pour moi le fait d’avoir la foi en un dieu, des dieux, une religion. Donc, je tente d’approcher un peu de ça en utilisant des éléments narratifs ou structurels donnés par les textes sacrés.
J’aime beaucoup cette idée de pouvoir essayer de pratiquer un mysticisme laïque. Quelque chose qui n’aurait rien à voir avec le dogme religieux mais beaucoup avec un acte de foi.
Le corps est un élément récurrent aussi de vos fictions. Il est le corps malade, le corps sexuel. La manière avec laquelle vous le montrez ne vise-t-elle pas à apporter de la matière au texte ? À incarner la fiction ? Ce n’est pas un corps de papier glacé, mais de sueur et de sécrétion…
Ma vision du corps et la volonté d’en rendre compte de cette façon-là découlent de la maladie. L’expérience de la maladie a fait exploser la vision du corps. Je me suis mis à en avoir une représentation de l’intérieur dont j’essaie de rendre compte. Encore une fois, le corps me paraît être une sorte de réceptacle et de creuset pour une quantité infinie d’expressions. Donc, c’est l’accent mis évidemment sur tout ce qui fait exister le corps qui n’est pas donné à voir d’habitude, c’est-à-dire tous les dysfonctionnements, tout l’aspect peu aimable.
Tout ce que le corps exprime et qu’on ne dit pas, c’est un réservoir infini. En particulier, chez toute une catégorie de gens dont je fais mes personnages parce que j’ai envie de leur donner l’existence qu’ils n’acquerront jamais par la parole et parce que le langage du corps, il n’y a pas beaucoup de gens pour le voir, le décrypter, le comprendre. À part la justice, la psychiatrie ou la médecine en général.
Pour donner à voir le langage des corps, utilisez-vous vos lectures, comme documentation ou aiguillon ?
Oui, mais plutôt comme aiguillon. J’ai toujours un livre en cours, de l’ethnologie, des essais. J’ai passé des heures et des heures dans l’énorme Histoire du corps d’Alain Corbin. J’ai toujours quelque chose comme ça qui vient me nourrir, sans que je sache bien ce que j’en ferai. Mais, ensuite, ça fait son chemin, c’est rarement une chose particulière que je vais chercher. J’essaie de voir comment ça peut s’incarner dans d’autres types de représentations que celles que j’utilise. Il y a plein de choses autour desquelles je tourne, vers quoi je voudrais bien revenir, comme par exemple le corps dans un contexte de guerre…
Donc je me nourris beaucoup de livres d’histoire sur les représentations du corps, sur ses usages, sur les activités des soldats à l’arrière, mais aussi des livres de médecine, etc. Je ne me dis pas que je vais travailler dessus, mais je sais que ça m’intéresse, je lis quitte à ce que je ne m’en serve pas pendant dix ans, mais je pense bien qu’un jour, ça va revenir. Sur le corps pendant la Première Guerre mondiale, c’est sûr que je vais faire quelque chose parce qu’il y a un mystère pour moi qu’aucun documentaire, qu’aucune image, aucun livre d’histoire n’arrive à percer.
Vos livres s’articulent autour d’oppositions : le corps avec la langue, le féminin et le masculin, la Creuse et Paris, l’écriture comme révélation et le silence comme enfouissement. Vous jouez de ces dialectiques ?
Oui, tout à fait. Mais je ne décide pas avant d’écrire, de travailler sur ces oppositions ; elles viennent naturellement et elles me semblent indispensables. On retrouve l’histoire de la ligne de crête, c’est ce même principe : se tenir à équidistance d’une thématique et de l’autre qui sont complémentaires pour pouvoir mieux les explorer, voir comment elles s’organisent et se font avancer l’une l’autre.
Les Âmes inachevées met en scène trois frères lors d’un enterrement. Avez-vous procédé là à la manière d’un Strindberg, faisant de chacun une part de vous-même ?
Il y a de ça, bien sûr. J’avais envie qu’on puisse penser sans en avoir jamais la preuve que les deux cadets soient issus de la parole de l’aîné. Qu’on ne puisse savoir si c’est toujours l’aîné qui continue à parler en leur nom ou si ce sont vraiment eux qui ont pris la parole. Il est donc possible qu’il n’y ait qu’un personnage.
Entre votre premier et votre dernier livre, la phrase s’est complexifiée. Elle s’est allongée, est devenue plus baroque. Très fluide dans Un sentiment océanique, elle a acquis une architecture plus complexe dans L’Amant des morts. Comment s’est fait cette évolution ?
Ce n’est jamais théorisé. Ça vient comme ça. C’est la partie du travail à laquelle je ne réfléchis quasiment pas. L’évolution vient de la confiance, du fait que je progresse. Ça évolue dans le sens qui était donné au départ. Ça ne fait qu’amplifier ce qui était déjà présent. Il y a des choses un peu techniques que je repère bien maintenant. Le rythme de la phrase, sa longueur, ses méandres, l’aspect qu’elle revêt au final, je ne le théorise pas.
N’allez-vous pas vers la radicalisation d’une esthétique littéraire ?
Bien sûr. Parce que j’ai le sentiment de progresser, de travailler de mieux en mieux, de mieux en mieux maîtriser l’outil et de pouvoir l’explorer et lui faire dire plus de choses.
Mais avec une plus grande économie en même temps ?
Ça, ça fait partie des choses techniques. J’ai, je pense, pas mal appris grâce à des regards extérieurs à resserrer, même si les phrases sont de plus en plus longues. À éviter certaines choses trop bavardes ou des séquences trop longues…
Je veux construire toujours mieux, plus précisément. Si mes phrases sont un peu complexes et longues, elles suivent rigoureusement le cheminement de ma pensée. Le seul endroit où j’ai l’impression de pouvoir un peu penser les choses du monde, c’est le moment où j’écris. Le reste du temps, j’ai l’impression d’être dans la confusion la plus complète, d’avoir le plus grand mal à penser. C’est peut-être pour ça que j’écris finalement, pour arriver à comprendre un peu ce qui se passe. Comme les choses auxquelles je pense sont assez complexes, je n’ai aucune envie de les simplifier sous prétexte qu’elles seraient plus accessibles comme ça. Elles sont complexes, donc c’est normal que leur expression soit complexe. La phrase pour moi doit absolument rendre compte de cette complexité.
Malgré leur complexité, vos phrases ne sont pas difficiles à lire.
J’essaie de bâtir le truc le plus compréhensible possible. J’écris pour y voir clair, pas du tout pour refléter ou rajouter de la confusion.
Mais vous ne faites pas non plus de compromis pour le lecteur ?
Clairement non. (rires) Ça vient simplement de mon activité de lecteur. Je ne me laisse pas du tout rebuter par des livres mal aimables. J’y reviens quand je sens qu’ils ont de l’intérêt et que je n’arrive pas à les lire. Je vois très bien que ce sont des livres qui ne sont peut-être pas difficiles en soi mais qui sont difficiles pour moi au moment où j’ai voulu les lire. Il faut que je hausse mon niveau de lecteur pour y accéder ; ce n’est pas au livre de venir à moi. Quand je suis celui qui écrit, je suis exactement dans la même logique. Je n’y pense même pas, tant cette attitude de lecteur m’est naturelle.
On peut rire dans vos livres, à tout le moins sourire, d’un humour teinté de pas mal d’ironie notamment face à la mort. C’est pour désamorcer le pathos ?
C’est un peu instinctif. Ça essaie de rendre compte de ce que je dis clairement dans L’Amant des morts : quelles que soient les histoires qu’on raconte, on n’a pas à en faire un drame. Il n’y a pas lieu d’en faire du pathos. C’est un drame, mais il n’y a pas de raison de l’alourdir avec du pathos.
Je pense que cette note d’humour me vient de Queneau.
Vous maniez beaucoup la métaphore. Comment l’utilisez-vous ?
J’essaie de faire attention et de ne pas en abuser. Ce n’est pas forcément toujours réussi.
Après la rédaction du texte, une fois que l’essentiel est fait et que je repasse dessus pour élaguer des choses ou pour en redresser d’autres, je me mets à faire attention aux métaphores pour éviter qu’il y ait excès. Habituellement, je décide de n’en prendre que deux ou trois que je vais décliner sur plusieurs tons, plusieurs variations. Quand elles me semblent faire sens et ne sont pas seulement jolies ou joueuses. Certaines métaphores peuvent être pertinentes, je ne vois pas de raison de ne pas les utiliser jusqu’au bout.
Tous vos livres usent de ce que Xavier Bazot appellerait un point nodal : à savoir un événement à partir de quoi toute la fiction peut s’organiser. C’est, dans Mère Biscuit l’agonie de la vieille dame, un enterrement dans Les Âmes inachevées ou une tempête dans Quelqu’un s’approche. Est-ce que la quête d’un livre passe par ce point nodal ?
Oui, je pense. Même si le tout début du livre vient avec le ou les personnages, très vite ensuite le roman vient avec le point nodal. Autant le personnage va donner la coloration, la focale, autant le point nodal va donner l’organisation, la structure. C’est à la naissance de mes livres.
C’est assez rare que je le cherche. Généralement il arrive très vite avec le personnage. Sans ça, c’est difficile d’agréger des éléments.
Ce qui n’arrive jamais, c’est que je décide avant tout du point nodal et qu’ensuite j’organise mon récit. C’est une sorte d’alchimie. Je n’écris rien au préalable. Tout se construit dans ma tête. Au maximum, je prends trois ou quatre pages de notes que je ne consulte pas ensuite mais qui doivent avoir une utilité pour construire le point nodal ou ne pas perdre le fil. Très peu de chose finalement.
Je suppose que le processus d’agrégation se fait très en amont du livre, dans une réflexion de tous les jours ici, dans la marche, la rêverie, dans le rien. Dans la porosité. Dans ma mise à disposition du texte à venir.
Dans la mesure où généralement quand je me mets à travailler tout le processus d’agrégation est déjà bien avancé, finalement le reste vient naturellement. Il peut m’arriver d’enlever ensuite des choses qui ne fonctionnent pas, mais c’est assez rare.
Votre langue, très belle, dans sa structure, ne vient-elle pas rendre recevable la part obscure qui est à l’origine de votre nécessité d’écrire ?
C’est évident. Presque avant chaque livre, il y a un moment d’hésitation, parce que je suis à peu près sûr que ça veut dire se colleter avec des choses totalement glauques pendant des mois. Je sais très bien qu’à chaque fois ça va être cet aspect résolument noir, terrible, du monde qui va me falloir explorer. Justement pour éviter qu’il ne surgisse tout à trac un petit peu n’importe où et notamment sur le corps.
C’est s’offrir la possibilité de réfléchir et de canaliser tout ça sur quoi l’on marche et qui n’est pas beau à voir.
Vous défendez une certaine tenue de la langue française, vous vous faites le chantre d’un territoire et vous êtes très ironique sur notre société. Autant d’éléments par lesquels, certains, définissent les écrivains réactionnaires. Qu’est-ce qui pourrait vous prémunir d’un tel soupçon ?
J’espère que ce sera toujours d’abord l’absence du mépris. La proximité ou l’empathie avec le ou les personnages. Il me semble que les forces réactionnaires ont toujours partie liée avec le mépris. D’autre part, je pense que des convictions tellement constitutives de ce que je suis me garderont de ce genre de dérive. Mais je sais pertinemment qu’il va falloir que je fasse attention à ça. Il ne faut pas qu’un malentendu s’installe.
Comment vous est venu votre nouveau roman, L’Amant des morts ?
Ce qui est venu d’abord, ce sont deux premières phrases (« Le père, de temps à autre, couchait avec le fils. Le fils, de temps à autre, couchait avec le père. ») entre lesquelles plus tard j’ai ajouté un paragraphe. Deux phrases que j’ai écrites sur un carnet alors que j’étais en train de rédiger le livre précédent. C’est à partir de ces deux phrases-là que le processus d’agrégation a commencé autour de la figure de ce garçon. C’est une image de quelqu’un que j’ai croisé le temps d’un concert, à qui je n’ai même pas adressé la parole. Ça m’arrive souvent de croiser des gens, de les voir vivre une heure ou deux devant moi et d’avoir le sentiment qu’ils sont incroyablement lisibles et propices à bâtir quelque chose.
Après, évidemment, ça s’est beaucoup transformé.
Le fait de donner à cette fiction l’apparence presque d’une reconstitution, donne au livre une portée politique. Vous aviez le désir de pousser le livre dans ce registre ?
Oui, même si je ne me suis jamais dit avant tout je vais écrire sur le sida, le monde dans lequel on vit aujourd’hui. La base, c’est toujours le personnage et le phénomène d’agrégation. Parallèlement à ça la volonté d’écrire sur ces thématiques et d’y aller franchement est venue très tôt. Au fond, ce sont des éléments de réflexion qui se sont agrégés au fil du temps, et d’un seul coup, le moment semble venu de jeter un regard en arrière et de constater que tout ça finit par constituer un sens et qu’il s’agit d’en rendre compte.
Avec une mise à distance du personnage à laquelle vous ne nous avez pas habitués… Pourquoi ?
Je ne sais pas très bien. Peut-être que depuis Le Corps des anges, je me sens désireux de travailler sur un personnage et de me concentrer sur la distance à laquelle je vais me placer pour l’attraper exactement comme je veux : de pouvoir rendre compte de l’ensemble de sa trajectoire, sans qu’on ait l’impression que ce soit schématique ou un truc biographique. Sans qu’on soit non plus immergé dans le quotidien et dans la péripétie. C’est quelque chose que j’ai tenté dans Le Corps des anges et j’avais le sentiment d’y être pleinement arrivé sur dix pages. C’est ce que je pouvais faire de mieux à ce moment-là.
Il me semble que dans L’Amant des morts, j’y suis arrivé, pas forcément mieux, mais complètement. J’ai réussi à tenir cette espèce de trajectoire un peu mieux, ce qui veut dire que le lancer du départ était plus juste.
Vous usez souvent dans le récit de termes qui donnent l’idée d’un constat. Une phrase revient souvent : « On en était là ». Pourquoi ?
Je voulais sans cesse qu’on puisse s’éloigner de cette aventure qui pour collective qu’elle soit n’en est pas moins infinitésimale dans l’immensité des collectifs possibles, ce que je dis clairement à la fin du livre. Et je ne voulais pas que ce que je dis en conclusion arrive d’un seul coup d’une façon un peu abrupte mais que ce soit précédé par des annonces. C’était aussi une manière de rendre compte de l’immense faillite du XXe siècle, sans en faire trop. J’avais envie de trouver le moyen qui pourrait rendre un peu compte de ça, sans être dans la dissertation, sans être dans l’explication sociologique ou historique. J’ai donc trouvé ce travail autour de la voix collective, qui me semblait être une bonne réponse à ce que j’avais à faire.
J’aime beaucoup le côté incantatoire que ça peut avoir, même s’il y a là des écueils.
Comme par exemple de sembler se faire le porte-voix de groupes tels Act Up, ou de porter l’étendard de l’homosexualité meurtrie ?
J’étais conscient de ce risque et je l’ai pris en me disant que je n’avais pas de meilleures solutions à proposer.
Jérôme, le personnage principal du roman, va prendre une voie de plus en plus mystique et le livre avec lui. Cette dimension était-elle présente dès le début de l’écriture ?
Non, elle est venue avec l’écriture. J’ai vu tout de suite que ça allait revenir, mais c’était inévitable. Je n’en ai pas fini avec ça.
Dans son mysticisme laïque, Jérôme décide d’aimer les hommes atteints par le sida. Il accompagne les morts. N’est-il pas en cela, votre représentant dans la fiction ?
Si, bien sûr. Tout à fait.