La Quinzaine littéraire, 16 octobre 2008, par Hugo Pradelle
La Bienveillance
Le nouveau roman de Mathieu Riboulet s’écrit au nom des morts, de tous les morts, de la famille, des étrangers, au nom de la vie, autant. Il se fait mémorial et aventure, il aborde l’intime, l’insatiable besoin de compassion et de vigilance face à la mort et à l’amour.
À partir du vivier de l’enfance, dans le creux de la géographie intime, des amours juvéniles, incomprises, de la violence aussi, des attirances illogiques, naissent les amants. Celui qui traverse le dernier livre de Mathieu Riboulet, Jérôme, est un garçon très séduisant, silencieux et entêté, c’est un mystère vivant, un être accroché à une chair qui le transporte.
Le roman s’ouvre sur l’abrupte consommation du corps d’un fils de seize ans par son père, l’étrange « consentement tendant à l’abandon » de cet adolescent aux assauts irraisonnés et brutaux de cet homme fort, taiseux, tout entier attaché à la terre. La mère, qui ne voit pas, ne supporte pas « l’apparent consentement obscène, révoltant de son fils aux menées prédatrices du père » et s’enfuit pour ne jamais revenir. De la disparition de la mère, d’une enfance tout entière tournée vers l’acceptation d’un désir profond, surgit pour Jérôme l’évidence qu’il « avait touché là l’histoire de sa vie, le contact avec l’abîme, de quoi, enfin, rompre le fil des jours », qu’il lui fallait partir.
II vit d’abord à Toulouse, où il fait des études commerciales et où, on l’apprend peu à peu, il a fourbi ses armes pour le désir et la découverte d’une certaine joie à se donner et s’avilir. En 1991, il débarque à Paris, chez ses tantes, les veuves Mondeville, deux jumelles qu’il séduit avec aisance et qui le prennent sous leurs ailes, le logent dans une chambre de bonne de leur immeuble bourgeois. La nouvelle vie de Jérôme débute ici, dans cette ville à laquelle il n’appartient pas et où l’épidémie de sida bat son plein. Étranger, peu concerné par le monde, la maladie, les dangers, il se tourne tout entier vers la quête absolue d’une perte de soi dans le désir des autres, un anéantissement, « pour devenir cette caverne tiède où accueillir les hommes ».
Sa vie bascule au moment où son jeune voisin de palier, lui aussi homosexuel, meurt « pour ainsi dire dans ses bras, qu’il lui avait ouverts en grand, comprenant tout à trac qu’on ne saurait laisser mourir les gens seuls ». Jérôme le recueille, lui prodigue tendresse et soins, assistant impuissant à sa rapide déchéance. À cet instant, devant l’illumination de la mort qui se presse contre les corps, au-dedans d’eux, devant l’absence immense de Dieu, Jérôme se transforme. Il comprend que l’on peut devenir un autre homme en ressentant la stupeur d’être en vie : « On en a tous été là, à voir la mort nous attraper […]. Et nous n’en reviendrons pas, le temps qui passe jamais ne nous délivrera de cette stupeur qui nous a décimés, toujours nous aurons […] à nous demander comment nous avons survécu […]. » C’est la révélation de la compassion, la tentation absolue de la bienveillance. Ce changement s’accomplit en accompagnant la mort d’un autre soi-même et permet de se révéler, de mieux comprendre ses propres gestes, de réinterpréter cette façon de se jeter dans le remugle infini et terrible des corps pour y mieux se retrouver, fuir parfois, imparfait, impréparé, lutter aussi, obstinément. C’est tendre les bras à ceux qui meurent – anges ou démons déchus – et leur donner un peu de sa propre chaleur, partager avec eux, terriblement, quelques instants de vie.
Le livre de Riboulet réorganise ses obsessions : la filiation, les lieux, le désordre des sentiments, l’absence, la mort et la maladie. On ne peut qu’être admiratif de la tension qu’il parvient à exercer entre réflexion et érotisme presque barbare, entre compassion et déréliction. On savoure une fois de plus les capacités d’une écriture psychologique qui sait ne pas s’empêtrer dans une sentimentalité un peu bête, mais qui se tient, toujours en équilibre, traversée de trouvailles et d’élans contenus, ainsi que le resserrement de la narration dans ces formes toujours brèves, elliptiques et pourtant dépliées.
L’Amant des morts fait se reconnaître les morts et les vivants ; il fait cohabiter le destin d’un seul et la multitude des autres. Ce récit est travaillé par un « nous » qui ponctue le texte, caressant en quelque sorte l’histoire de cet étrange garçon. Sont-ce les morts, ceux qui ont disparu et qui se révèlent dans la parole qui se déploie, dans cette histoire à la fois terriblement violente – de cette violence qui provient des tréfonds, de ceux-là mêmes qui nous ont faits – et de tendresse, de cette tentation du bien, de la bienveillance charnelle et douce qui prolonge la vie, sont-ce ceux qui auraient pu mourir, les vivants, les morts, les morts-vivants ?
En un temps où le brouhaha de mots et d’images finit par nous dire tant que l’on ne dit peut-être plus rien, que l’on se lasse de ce qui rappelle la souffrance, au cœur d’un fatras de mots, d’impressions et de peurs ancrées profondément, se dessinent parfois quelques lignes de discours apurées. Le récit de Mathieu Riboulet fait s’exercer une parole nécessaire, la nomination d’un mal qui déchire une génération, la blessant pour longtemps. À la fois requiem pour les morts, intercession pour leur mémoire, diction sublime de la souffrance, âpre lutte contre l’oubli et le recommencement, le récit est aussi une supplique aux vivants qui demeurent, avec les morts ou grâce à eux car ils auraient pu être les autres, ceux qui vivent encore, exhibition presque insoutenable de sacrifices ou de morts inutilement tues. Les derniers mots sont les ultimes gestes de la tendresse, caresse vive sur des corps en agonie, quelques mots murmurés à l’oreille des vivants et des morts.