La Quinzaine littéraire, 1er octobre 2000, par Marie-José Tramuta
Théâtre mental
Les Calendes grecques ont été inopinément affectées d’une date fugitive lorsqu’une automobile mit un terme aux jours amers de Gesualdo Bufalino, le 18 juin 1996. Comme le Triestin Svevo, victime lui aussi de celles que Giorgio Manganelli appelait les « venimeuses blattes mécaniques », le Sicilien Bufalino, déjà sexagénaire (il était né en 1921), avait connu un succès tardif mais de sa propre volonté 1.
Enseignant les lettres classiques à Comiso, dans le sud de la Sicile qu’il quitta rarement, ayant lu tous les livres et plus encore, il avait publié son premier ouvrage en 1981 et c’était le fameux Semeur de peste 2 qui l’avait consacré d’emblée comme un grand écrivain, reconnu sinon toujours aimé par les siens. Bufalino est à la mesure des Pirandello, Lampedusa, Sciascia ou Consolo ; baroque sans doute, désabusé, amer et facétieux. Sa langue splendide avait parfois des grincements sinistres et presque bouffons que rend admirablement la présente traduction ; grand amateur de cinéma, nul doute que Buster Keaton l’avait marqué de son empreinte.
Calendes grecques, qui porte en sous-titre Souvenir d’une vie imaginaire, parut en Italie en 1992 ; dans Tommaso ou le photographe aveugle publié aux mêmes éditions Verdier en 1999 dans la belle traduction de Bernard Simeone, Bufalino faisait dire à l’un de ses personnages que « tout dans le monde est suppléance, prothèse, falsification 3 ».
L’improbable Calendes grecques abrite cette retenue, ce soupçon d’intolérance et de perplexité, et renferme les étapes d’un narrateur repérable qui aurait nom Gesualdo Bufalino, de sa naissance (et même avant, bouillant fœtus) à quia pulvis (199*), prévoyant, Bufalino avait mâché le travail…
Dans l’apostille, l’auteur a garde d’informer le lecteur : « “Calendes grecques” se dit, comme chacun sait, de jours impossibles, qui jamais n’existeront. Il s’agit ici de jours qui n’ont jamais existé ou ont existé différemment, et que l’auteur invente au fur et à mesure, en développant la parabole d’une vie imaginaire. Imitant ces estampes populaires où sont représentés les divers âges de l’homme du berceau à la tombe, le long d’un escalier qui monte et qui descend. » Dans le déjà cité Tommaso et le photographe aveugle postérieur de quatre ans aux Calendes grecques, Tommaso descendu de plusieurs crans choisit d’observer le monde depuis le soupirail du sous-sol d’un immeuble, position hautement (si l’on peut dire) symbolique.
Son père, forgeron aux « brusques accès de neurasthénie », est « un conteur qui prétend être cru ». Gesualdo Bufalino ne prétend pas être cru, nous semble-t-il, mais entendu comme le charmeur qu’il ne cesse d’être en dépit de tout et du reste, à l’instar de ce père aimé dont on recherchait les talents musicaux : « L’invitation des prétendants les plus fougueux et les plus intéressés, souvent les plus timides, lui demandant de les assister de sa mandoline sous les balcons de telle ou telle belle endormie, vaut cependant mieux que toutes les autres flatteries ». Ce père qui ne possédait que quelques livres tendrement couvés a peut-être suscité l’amour de son fils pour la fiction : « Ce n’est pas seulement avec le vent et les nuages que l’enfant joue au roman. Il le fait aussi avec des interlocuteurs plus consistants : lieux, animaux, personnes… Il ne connaît pas d’autres jeux, ne possède pas de jouets. »
Il marche comme une ombre à côté de la réalité, attentif à ne pas trop la troubler, dans un état de « demi-sommeil et d’ahurissement qui lui fait prendre les histoires pour argent comptant et les vérités pour des rêves ». Théâtre mental que combattront le sang de cochon bouilli et les cuillères d’huile de foie de morue, modernes remèdes qu’avait précédé le calomel cher (?) à Savinio 4. L’écriture, c’est aussi un antidote à toutes les angoisses et à toutes les pharmacopées que l’existence n’a de cesse de proposer, amour, ambition, gloire, etc. : la liste serait longue, à chacun d’y puiser selon ses goûts et ses dégoûts, équivalents du bouclier dont Persée se pare pour échapper au regard terrifiant de Méduse, métaphore de mort, métaphore de la Sicile : « Cette terre est une terre de ruines royales, de magnificences assassines. C’est une Méduse qui pétrifie ; mais aussi une Mater dolorosa, transpercée par sept poignards de fer. » Écriture comme repli sur soi et comme regard qui ne saurait, malgré qu’elle en ait, se passer du miroir de l’Autre, le lecteur, compagnon d’infortune ou de banquet, et qui détourne la menace perpétuellement différée jusqu’aux calendes grecques à la manière de Shéhérazade dont les récits repoussent sans cesse l’inéluctable couperet de l’implacable Haroun al Rachid.
1. Trieste et la Sicile, deux « métaphores » de l’Europe, l’une surchargée, accablée de culture, la sicilienne, initiatrice de la poésie italienne, l’autre, la Trieste bigarrée où souffle la Bora qui balaie toute présence culturelle forte (voir Bazlen), génératrices l’une comme l’autre des voix parmi les plus bouleversantes de ce paradoxal XXe siècle.
2. L’Âge d’homme, 1985 ; 10/18, 1989.
3. Voir La Quinzaine Littéraire, 1er mai 1999.
4. On rappellera avec profit le rôle du purgatif dans l’éducation des enfants comme en atteste A. Savinio dans Enfance de Nivasio Dolcemare, Gallimard, 1977.