Le Canard enchaîné, 26 septembre 2012, par Igor Capel
Les lois de l’hospitalité
Dans Les Œuvres de miséricorde, Mathieu Riboulet fait l’offrande de son corps pour la réconciliation des peuples.
Le narrateur de ce texte, qui sent peser sur ses épaules l’encombrante mémoire du siècle dernier, décide de déchirer le voile pour « tenter d’y comprendre quelque chose » et en finir avec les cauchemars qui le hantent depuis sa naissance. Cette mémoire – tragique –, c’est celle de ses aïeux (lui est né après la guerre), celle de son pays, « essoré » par trois conflits successifs, et celle de toute l’Europe. Elle porte un nom l’Allemagne. Ou, si l’on préfère, le nazisme, la haine d’État, la persécution planifiée. Français, homosexuel, cet homme prend donc le chemin de ce pays que l’histoire a rendu « infréquentable » – mais pour l’aimer. Ou, comme il dit, pour faire « œuvre de miséricorde », en référence aux préceptes de l’Église et au tableau qu’en a tiré le Caravage.
Aimer ? Pour lui, cela signifie « coucher avec un corps allemand », c’est-à-dire, à soixante ans de distance, « entrer en contact avec un des soldats qui aurait pu [le] tuer », ou qu’il aurait pu tuer. Et regarder en face l’image du bourreau. Être dénudé à son tour et violenté, ou violenter lui-même, pour approcher l’impensable », mais cette fois dans le consentement et l’échange. Retourner le corps de la haine en corps d’amour (« Comment vais-je poser la main sur toi ? » se demande-t-il), tel est le but qu’il s’est fixé et qui s’impose comme un impératif moral.
Cologne, puis Berlin… Une relation s’engage avec un certain Andreas, qui amène notre voyageur sur le terrain souhaité, là où il pourra enfin donner un visage au mal. Car cet Andreas, auquel il a confié le rôle de « porter l’histoire allemande », ressemble furieusement au bourreau que le Caravage (fil conducteur du livre) a représenté dans la Décollation de saint Jean-Baptiste. Fantasme sexuel ? Plutôt l’un des nombreux signes envoyés au narrateur dans sa quête de pardon, sur cette terre d’Allemagne où a pris corps, et jusqu’à l’infamie, la tyrannie de la « virilité institutionnalisée », celle des flics, des soldats, de l’État. Et notamment à l’encontre des homosexuels.
Le Caravage encore, avec cette Incrédulité de saint Thomas, qu’il retourne voir à Potsdam. Le tableau montre le Christ ressuscité prendre la main de son disciple incrédule pour lui faire toucher du doigt la plaie laissée par la lance des bourreaux. Ce que fait, à sa façon, le narrateur avec Andreas, cherchant frénétiquement dans le corps de son amant l’endroit « où les nazis œuvrèrent ».
Ce voyage en Allemagne, qui culmine avec la visite du monument dressé à la mémoire des homosexuels persécutés par le régime nazi, est entrecoupé de fréquents retours chez lui, dans la « Maison de calcaire ». Un endroit isolé, sur le plateau des Causses, mais dont la porte reste ouverte à tous ceux que la vie a malmenés. Parmi eux, Adrien, cet « ange » musicien auquel le narrateur offre l’hospitalité, c’est-à-dire le « couvert », le « logis »… et le joint de la fraternité. Les œuvres de miséricorde, toujours ! C’est pourtant ici, dans ce havre de paix, et non à Berlin, que le narrateur, malade, touchera au but. Victime d’hallucinations, il verra enfin ces guerriers redoutés, dont il a voulu conjurer la violence, envahir sa maison et la mettre à sac. Scènes de meurtres, tortures, il lui faudra boire le calice jusqu’à la lie.
Construit sur le modèle du « bréviaire », auquel il emprunte son titre (« Vêtir ceux qui sont nus », « Donner à boire à ceux qui ont soif », « Loger les pèlerins », etc.), le livre de Riboulet, tendu comme un arc, emporte par sa gravité, son engagement et ses enjeux. Et, si ce texte – écorché, presque à vif – dégage autant de force et de lumière, c’est à la volonté de l’auteur d’aller au bout de lui-même, et de son pari, qu’il le doit.