Le Magazine littéraire, septembre 2010, par Augustin Trapenard
Riboulet, biographe d’un fantasme
Qui est-il, ce Bastien dont le triste narrateur de Mathieu Riboulet s’efforce de tirer le portrait ? Une apparition dans un film pornographique, un de ces beaux éphèbes qui semble s’offrir tout entier mais dont l’essence reste cachée. Médusé par cette figure « gravée sur sa pupille », il se plaît à imaginer tout ce qui se dérobe à sa vue, tout ce que cet homme refuse de dire ou de montrer – quitte à dessiner, par touches ou par tableaux, la biographie de son fantasme. Tel plateau de tournage lui évoque la table familiale que la mère de Bastien aurait décorée de pivoines. Telle scène d’orgie, les quolibets et les railleries qu’il aurait essuyés dans la cour de l’école. Telle chorégraphie, une image d’enfance, dans le petit village de Bongue, en Corrèze, où – qui sait ? – Bastien aurait pu être élevé.
Si la destinée quasi mystique de ce garçon de campagne rappelle étrangement celle de L’Amant des morts (Verdier, 2008), le précédent roman de Mathieu Riboulet, on retrouve surtout cette obsession toute lawrencienne pour la nature et l’énergie de la terre qui hantait déjà Le Corps des anges(Gallimard, 2005). Ce qui frappe d’emblée, c’est bien la libération du désir, grâce à ce personnage de fiction qui semble échapper à toute forme d’aliénation. Pour Bastien, l’inceste ouvre de nouveaux horizons, l’épreuve du deuil est un catalyseur de création et les troubles du genre lui donnent l’occasion d’appréhender toute la complexité du monde – depuis son plus jeune âge, quand il pose en paysanne dans les vêtements de sa grand-mère, jusqu’à son affiliation à l’ordre de la Perpétuelle Indulgence lorsqu’il se déguise en religieuse à cornette et prêche la débauche protégée à ses frères de perdition. Ainsi de la superbe insolence de Bastien, cet être de nature qui promène ses muscles et sa grâce en toute tranquillité, sous les projecteurs d’un plateau de tournage ou sur les grands causses de Lozère où il pratique l’escalade. Bastien « avec ses bras de garçon et son courage de fille », conscient de sa place dans le monde, en harmonie avec lui-même, comme une incarnation du carpe diem.
Et c’est bien d’incarnation qu’il s’agit, puisque le travail du narrateur consiste à donner chair, littéralement. Toute la beauté de ce portrait tient au spectacle du corps, « bien en deçà des mots, bien au-delà des images », quand le texte se pense comme un corps vivant, vibrant, respirant au rythme de l’excitation et des soupirs. S’il y a du lyrisme, ici, c’est qu’on s’enivre de l’objet du désir, au point de se laisser emporter : « Ne nous égarons pas », « Ne perdons rien de vue », « Revenons à nos agneaux »… Et à mesure que le narrateur livre un peu de lui, on comprend que Bastien lui renvoie tout ce qu’il aurait rêvé d’accomplir. Pareils au miroir de la reine qui permet d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, au vieillissement et à la mort, l’écran et l’écriture font jaillir comme une gigantesque pulsion de vie. Avec Bastien, tout est amour et générosité, Avec Bastien, on touche du doigt cette grande utopie où tous les hommes sont des frères. Avec Bastien, l’acte d’écrire tient de la communion : un geste sublime, une émotion inouïe, un ultime partage avant que l’ombre nous emporte.