Le Matricule des anges, octobre 2008, par Thierry Guichard

Ecce homo (extrait du Dossier Mathieu Riboulet)

On est d’abord dans quelque chose de brutal, un incipit jeté au lecteur pour le dissuader de poursuivre s’il n’aime ni la terre sombre des ancêtres, ni la sueur animale des corps, et moins encore le sexe et l’inceste homosexuel vécus comme un abandon. Dans la phrase qui ouvre le livre, « Le père, de temps à autre, couchait avec le fils », la violence vient de la nuance : « de temps à autre ». Et qu’elle se réfléchisse, cette phrase, à l’entame du paragraphe suivant : « Le fils, de temps à autre, couchait avec le père. » Une symétrie qui dit assez le consentement de Jérôme, cet enfant du Limousin qu’on va suivre tout au long du livre. Destin individuel que l’auteur relie à des âges immémoriaux : « Les élans adultes, brusques du père avaient éveillé au creux du fils un écho aussi obscur qu’ancien d’animalité, un besoin de sueur séchée, de salive et de sperme venu du fond des temps. » « Élans », « creux », « écho », « obscur », « animalité », « fond des temps » : les dés en sont jetés, la naissance de Jérôme lui donne sa trajectoire, le sida, plus tard, viendra croiser le météore. Pour l’heure, on quitte le Cantal pour la Creuse, le nez sur cette famille « étrange équipage » où la mère se tait. Mathieu Riboulet remonte le temps puisqu’il faut bien donner aux héros une origine. La rencontre entre Élisabeth et Gilles (la mère et le père) est celle du loup et de l’agneau. Lui est bûcheron taraudé par un désir de bête, elle est enfant de 68, vague bourgeoise sans contour attirée avec d’autres par une ruralité qu’elle ignore. Leur union mécanique donne un fils à l’une, un amant, donc, à l’autre : « Des heures durant il contemplait la belle ouvrage […] maçonnée au rythme de ses reins, cet éclat d’abîme arraché au néant, déposé au fond de celle qu’il ne tarderait plus à appeler “ma femme” sans l’épouser jamais ni un instant cesser de la tromper. »

C’est avec des phrases comme celle-ci, serrées au plus sombre de la vie mais lumineuses dans leurs variations, que Mathieu Riboulet dit une enfance parmi les arbres, dans un territoire trop grand, la première expérience homosexuelle, « l’expérience cardinale entre toutes. » La mère fuira ses deux hommes sans qu’on la regrette, le bac permettra à Jérôme de quitter cette terre. C’est Toulouse d’abord qui l’accueille. Ce sera Paris bientôt. Un « nous » commence à apparaître dans le texte, à la fois narrateur protéiforme, voix vindicative dont on se dit qu’elle est celle des morts, et plus précisément encore, celle du chœur des enfants que le sida a fauchés. Chez deux tantes (sans jeu de mots) qu’il retrouve dans la capitale, Jérôme va trouver le moyen de vivre extatiquement sa sexualité d’abandon : « Car c’était bien sûr exactement cela qu’il fallait, être mis en pièces, brutalement mené de l’absence à soi-même à l’échappée hors de soi, au démantèlement, avec ce poids sur le dos pour conforter l’abandon et la chaleur d’une déchirure comme une promesse. » Ses nuits sont plus folles que nos jours et le mysticisme y niche sans partage. Le sida prendra la figure (et la vie) d’un jeune voisin que Jérôme va accompagner jusqu’au plus noir de la nuit. Il trouvera ainsi la voie incandescente qui lui fera aimer ces corps, ces âmes en transit vers l’éternité. Mathieu Riboulet pousse ses phrases jusqu’au bout d’une mystique plus charnelle que religieuse. Il dépose des cristaux de lyrisme qu’une colère rature et d’un personnage finit par éclairer tout un siècle. Enfin d’un « nous » auquel sera donné le mot de la fin, il conduit cette fiction aux portes du mythe. Les romans comme celui-ci sont rares qui peuvent être relus sans fin. Ils nous rapprochent de la mort en même temps qu’ils nous ouvrent à la vie dans cette radicalité qui n’empêche pas, qu’ici ou là, on rie.

Lire aussi « Architecte du verbe », sur l’ensemble de l’œuvre de Mathieu Riboulet, et « Dialogue avec les morts », l’entretien par Thierry Guichard, sur la page consacrée à l’auteur.