Le Mensuel littéraire et poétique, avril 1999, par Michel Vessière
Un roman de Gesualdo Bufalino
Gesualdo Bufalino appartient à la veine méridionale de la littérature italienne. Ce sicilien né en 1921 à Comiso, dans la province de Raguse, où il fut longtemps professeur de lettres classiques, ne fit son entrée sur la scène littéraire qu’en 1981, avec Diceria dell’untore (Le Semeur de peste). On lui doit une quinzaine de titres, dont le dernier, Tommaso e il fotografo cieco, publié en 1996 peu avant sa mort, vient de paraître en traduction française aux Éditions Verdier sous le titre Tommaso et le photographe aveugle. Sa brève mais féconde carrière littéraire, l’a placé au panthéon des auteurs siciliens, au même titre que Sciascia ou Consolo, dont il fut l’ami.
La démarche de Bufalino, nourrie de culture classique et ouverte à tous les aspects de la modernité, s’enracine dans une Sicile mythique et réelle à la fois, « Carrefour et nombril ambigu du monde, amalgame de races et d’aventures diverses, grand oxymoron géographique et anthropologique de deuil et de lumière, de lave et de miel ». Tommaso et le photographe aveugle, qui, paradoxalement, ne se déroule pas en Sicile mais aux portes de Rome, n’échappe pas à la règle. La Sicile y est d’autant plus présente qu’elle apparaît en filigrane, dans un jeu subtil de rappels et de correspondances symboliques. Il n’est d’ailleurs pas interdit d’en voir la représentation métaphorique dans le cadre faussement réaliste de l’action : un bâtiment inachevé et menaçant ruine, où les tensions avec le monde extérieur et la corruption morale des habitants de l’immeuble semblent provoquer la corruption physique de celui-ci.
L’intrigue, relativement simple, met en scène le narrateur, un ancien journaliste, écrivain raté (le Tommaso du titre) devenu, « par suicide platonicien », gardien de l’immeuble en question, dont il occupe le sous-sol, et où il passe le temps à observer le monde extérieur par le soupirail. Ce poste d’observation privilégié, ainsi que l’exercice de ses fonctions, qui lui permettent d’être en contact permanent avec les uns et les autres, l’amènent à résoudre une triviale affaire de meurtre et de mœurs dans laquelle il est, bien malgré lui, impliqué.
L’argument pourrait paraître mince, n’était-ce la manière de le traiter. Car Bufalino, c’est d’abord un style baroque éblouissant, raffiné, truffé de références (puisées dans une culture qui transcende, et de loin, le domaine italien) si pointues que le traducteur a cru bon, démarche inhabituelle, d’ajouter un lexique à la fin de l’ouvrage. L’érudition, toutefois, ponctue le récit sans en entraver le cours. La lecture n’est jamais ralentie par un excès d’allusions trop savantes. Et si le lecteur bute sur une difficulté, l’obstacle est vite franchi tant est grand son désir de « connaître la suite ». L’importance de l’intertexte, en l’occurrence, n’enlève rien au plaisir du texte. Au contraire, il y contribue même. Ce qui, ailleurs, provoquerait une mise à distance nous rapproche, ici, de celui qui raconte. À y regarder de plus près, en effet, qu’est-ce donc, chez Bufalino, que l’intertextualité sinon la voix toute singulière de l’auteur, qui convoque, à l’appui de ses dires, les images qui lui sont chères. Là où d’autres marquent un temps d’arrêt, changent de posture ou modulent leur souffle pour forcer l’attention, Bufalino pratique, sur le ton de la confidence, la métaphore, l’allusion, la référence littéraire. Pétri de culture, il en parle avec le naturel d’un vieux professeur pour qui la culture est une seconde nature. Ses références savantes participent de la fonction pratique du discours. Elles soutiennent le narrateur dans son effort d’énonciation, ponctuent son propos, lui donnant un tour à la fois familier et personnel, et provoquent un effet de réalité si réussi que le lecteur croit sans cesse voir Bufalino lui adresser la parole. On ne pourra, ici, s’empêcher de citer Roland Barthes : « Le texte me choisit, par toute une disposition d’écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc. ; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d’un dieu de machinerie), il y a toujours l’autre, l’auteur. »
Bufalino fait dire à son personnage principal : « J’ai simplement voulu défendre le principe de l’incohérence en tant qu’heureux moteur de toute fiction. T’expliquer que ce qui a pu te sembler, dans mon récit, une suite rare et désordonnée d’inventions, n’est en réalité pas moins ordinaire ni légitime que deux gouttes se fondant en une seule et même feuille. » Il n’en reste pas moins que la présence, presque physique, de l’auteur au cœur du texte, ou, en d’autres termes, l’abolition de la distance entre l’auteur et le narrateur, ne doit rien au hasard. Le récit semble couler de source. Il est en réalité très construit, avec une progression dramatique sans faille, des moments de tension et des digressions qui n’ont rien de gratuit. Les relations entre les acteurs du drame, pourtant fort nombreux, sont tissées de main de maître et ne tournent jamais à la confusion du lecteur. Chaque personnage, même secondaire, intervient à propos, contribue à faire progresser l’action et acquiert, de ce fait, une légitimité qui appelle son intervention dans la suite de l’histoire.
La fausse fin du roman, qui constitue la véritable surprise de l’intrigue, débouche sur une mise en abîme du texte, et pose la question, très présente dans la littérature italienne contemporaine, du rapport entre la fiction littéraire et la réalité. Comme si Bufalino avait voulu avouer sa crainte que la littérature ne soit qu’un ultime mensonge face à la folie du monde.