Le Monde des livres, 23 octobre 2008, par René de Ceccatty

Une effrayante liberté

Quand Mathieu Riboulet marie la sentimentalité poétique au réalisme le plus cru.

Dix ans après la mort de Julien Green, quelques mois après celle de Tony Duvert, si triste, si discrète, suscitant un curieux requiem consensuel, voici surgir une voix qui rappelle les leurs. Ces deux parrainages pourraient paraître incompatibles, tant les personnalités de ces écrivains sont différentes et leurs générations ou leurs parcours éloignés de ceux de Mathieu Riboulet, à cela près qu’ils sont tous trois homosexuels.

Qu’est-ce qui rapproche Mathieu Riboulet de Green ? Son mysticisme, son lyrisme, ses visions poétiques, son obsession du mal et de la rédemption, sa hantise des huis clos. Qu’est-ce qui l’apparente à Tony Duvert ? Son naturalisme, sa précision sociologique, son ironie, son acuité dans la description des relations familiales un peu tordues (y en a-t-il d’autres ?) et sa violence sociologique : une constatation d’un chaos généralisé que ne peut sauver qu’une attitude humaniste, animée de spiritualité.

C’est une voix doublement décalée que la sienne. Les préoccupations spirituelles et le tempérament mystique associés au sida (car il s’agit aussi, dans ce roman très concentré, de l’histoire de cette maladie), quand elles ne sont empreintes d’aucune bondieuserie compassionnelle, sont finalement insolites. La tonalité ambivalente, visionnaire et naturaliste, ironique et lyrique, apparaît également inhabituelle, à une époque dominée par les provocations plus frontales, les autofictions plus primaires, les aveux où l’arrogance sommaire fait figure de sincérité et la désinvolture désordonnée de vérité. On est, avec Mathieu Riboulet, dans une conception beaucoup plus fine, plus ambiguë peut-être aussi, de la littérature.

Ce n’est pas son coup d’essai. Cet écrivain secret a poursuivi son œuvre avec une totale liberté. Quand il parle de lui, c’est un chant onirique, presque religieux. Qu’il ait un tempérament de poète, cela ne fait aucun doute. Qu’il ait avec le monde une relation mystique, non plus. Source, âme, ange figurent dans les titres de ses livres et cela n’a rien d’artificiel : ces termes correspondent à son vocabulaire naturel. Et la sexualité ? Elle est au centre du présent livre. D’une manière qui peut créer chez le lecteur un profond malaise.

Jérôme est le fils d’un bûcheron et d’une soixante-huitarde parisienne, en quête de libération sexuelle. Il est né en 1971, en plein rêve libertaire, écologique, baba cool. Mais sa mère, exaltée, égoïste et paumée est vite marginalisée par le couple que vont former son mari et son fils. Entre eux va se produire un événement « effrayant et souverain » : une attirance sexuelle brutale, incestueuse donc, mais sans abus de pouvoir ni violence. Quoique l’auteur décrive cette initiation, quasiment animale et, en tout cas, irrationnelle, avec un souci de réalisme, le lecteur a la sensation de lire un rêve, un cauchemar sans doute, mais d’une force tyrannique. Deux âmes perdues qui quêtent « l’essence prometteuse du monde qui partout ailleurs se dérobait », « une démesure que seules la psychiatrie et la justice, parfois les deux, avaient entrepris de nommer ».

« Promesse de désespoir »

À 20 ans, après une liaison trop insistante avec un chauffeur de taxi, Jérôme va se réfugier chez les sœurs jumelles de sa mère, qui tour à tour le convoitent et le protègent, séduites par son charme, mais attendries par sa nature. « Il aurait fallu Dieu », pense l’une d’elles, en entrevoyant le destin de son neveu. Ou encore : « Constance espéra qu’il avait trouvé l’amour, Alix n’osa dire qu’à ses yeux, c’était plutôt la mort, parce qu’au centre de l’espèce de béatitude inscrite sur son visage, elle avait vu s’ouvrir une promesse de désespoir qu’elle n’avait raisonnablement pu rattacher à autre chose. » Et c’est là que Mathieu Riboulet se singularise par rapport aux écrivains qui paraissent l’annoncer. Il a consacré à la romancière italienne Anna Maria Ortese un très bel hommage (Deux larmes dans un peu d’eau, Gallimard, 2006) et ce sont de tels raccourcis qui expliquent cette parenté. De même avec Willa Cather, citée en exergue. On aurait pu penser, aussi, à William Goyen.

La mort d’un jeune voisin, foudroyé par le sida, va réveiller chez Jérôme non pas un élan d’empathie chrétienne, mais un sentiment poétique d’une autre dimension. Une conscience de l’absurdité de « la grande mascarade sans queue ni tête qui nous tient lieu d’existence », sans appel au renoncement. Un mouvement d’affranchissement du monde, de liens terrestres et sensuels qui ont été des révélateurs, des poisons et des remèdes. Un besoin d’angélisme, « la tentation du bien. »