Les Cahiers du cinéma, décembre 2010, par Isabelle Zribi
Avec Mathieu Riboulet
Entretien avec Mathieu Riboulet. Propos recueillis par Isabelle Zribi à Paris, le 6 septembre 2010.
Rencontre avec Mathieu Riboulet à l’occasion de la sortie de son roman Avec Bastien (éditions Verdier), consacré à un acteur porno.
Mathieu Riboulet est écrivain depuis qu’il n’est plus cinéaste. Après des études de cinéma et de lettres modernes, il a réalisé en autoproduction plusieurs films, documentaires et de fiction, pour se consacrer ensuite à l’écriture, publiant neuf romans, dont Les Âmes inachevées (Gallimard, 2004), Le Corps des anges (Gallimard, 2005) et L’Amant des morts (Verdier, 2008). Son écriture, qui accompagne des personnages saisis dans leur intimité, se singularise par un lyrisme sec et une langue élégante à la précision tranchante. Dans son dernier livre, Avec Bastien (Verdier), il évoque pour la première fois le cinéma dans son travail romanesque. C’est l’occasion de l’interroger sur les relations qu’entretient son écriture avec le cinéma.
Dans Avec Bastien, vous partez de la figure d’un acteur porno pour dessiner une vie imaginaire.
Ce qui me touche dans le porno, c’est qu’on est aux prises avec des choses brutales, avec des données primaires, archaïques. Le récit est minimal, on reste dans la brutalité, pas seulement des actes mais de la représentation, de la pensée, du jeu. Le livre pose la question de savoir comment, avec un matériau pareil, on peut organiser quelque chose, un regard, une pensée, un récit. C’est aussi une manière de revenir sur un projet que j’avais de réaliser un film X. Avec Bastien a été une manière de faire ce film avec d’autres moyens, finalement.
Vous aviez commencé à écrire ce film porno ?
Le projet est resté à l’état d’ébauche. Le film n’aurait raconté qu’assez peu de choses. Je voulais faire un plan large, fixe, d’une heure et quart. Le travail du livre est sans doute à l’opposé de celui que j’aurais fait comme réalisateur, qui aurait consisté à faire un casting. Il aurait alors fallu que je passe en revue un certain nombre de types pour trouver mon personnage. Alors que dans le livre, c’est l’inverse, je pars d’une figure que j’enrichis de plus en plus.
Y a-t-il des réalisateurs de pornos qui vous intéressent ?
Je ne suis pas suffisamment connaisseur pour avoir un panthéon ! Je pense pourtant à un Français, Jean-Noël René Clair, qui a fait il y a une quinzaine d’années des films enchaînant des plans fixes, avec un décor hyper sommaire, une banquette, une chaise, et des types, seuls, en train. de se masturber. Il y a eu comme ça des séries de solos, avec des pompiers, des camionneurs, etc. C’était fascinant, l’apparition de ce dispositif plus que minimal. Sinon, je vois la production de films X comme une masse assez indifférenciée, mais j’aime cet aspect. Le porno est une zone très indistincte où les actes se déroulent de façon désordonnée, échappant à toute idée de film avec un début et une fin, et aussi à la notion d’auteur. Cet aspect est démultiplié par Internet et la VOD. On peut faire son marché dans une série d’images, qui finissent par former une nébuleuse foisonnante.
Pourquoi le récit de la vie de Bastien est-il entrecoupé de scènes de films ?
Au départ, je pensais traiter l’activité d’acteur de Bastien comme une donnée biographique. Puis j’ai écrit les deux premiers paragraphes avec ce principe d’un narrateur portant son regard sur l’écran, et dessinant ce qu’il y a autour. La clé, c’était de faire mener le récit par un narrateur-spectateur. Le principe du livre est d’organiser l’histoire autour de ce que l’écran cache. Le livre, c’est le hors-champ du film où joue Bastien. C’est une réflexion que l’on fait moins facilement qu’au cinéma, où l’idée du hors-champ a été très travaillée.
En parlant de cinéma, j’avais envie d’explorer cette dimension du désir, qui n’est jamais aussi intense que quand il n’est pas réalisé. L’exercice du regard est au cœur du désir, c’est une manière de toucher sans toucher. Le cinéma est un garde-fou, on est sûr qu’on ne pourra pas toucher l’objet de son désir. Son ressort fondamental, c’est la jouissance profonde qu’il procure et la sécurité incroyable qu’il donne : on ne risque rien d’autre que se perdre dans son désir. C’est pour cela que la pornographie a une façon archétypale de parler de cinéma.
Votre pratique de réalisateur a-t-elle nourri votre écriture ?
J’ai réalisé plusieurs films dans le cadre d’une société de production informelle baptisée Spy Films et fondée dans les années 1980 avec Pierre Léon, qui poursuit cette activité, Olivier Séguret et Dominique Bolland ; mais je me concentre désormais sur l’écriture. Mon activité de spectateur et mon ancienne activité de cinéaste ont sans doute joué sur l’écriture, mais je ne sais pas très bien comment.
Vous citez Fritz Lang dans Deux larmes dans un peu d’eau (Gallimard, 2006)…
Oui, je parle de la précision chirurgicale qu’il y a chez lui. J’ai revu deux de ses films récemment.Le Secret derrière la porte m’a déçu alors que j’en avais un souvenir émerveillé, il y a des choses admirables, mais le dénouement, très explicatif, ne cadre pas avec ce film mystérieux. Les Contrebandiers de Moonfleet en revanche m’a de nouveau transporté. C’est comme Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, on est pris dans le flux de la beauté du récit, des pays et des hommes, des événements, on est l’objet désirant dans le noir aux prises avec son désir…
Dans Avec Bastien, surgissent pour la première fois dans votre œuvre les thèmes du féminin et du travestissement.
Les habits féminins et masculins, le genre qu’ils confèrent, ont des conséquences très profondes sur les comportements, on le sait. Le fait que l’habit féminin donne à Bastien enfant un courage diffèrent vient d’un film, L’Esprit de la ruche. Victor Erice met en scène le courage, l’héroïsme de western d’une gamine, Anna, qui est intriguée par Frankenstein, qu’elle voit au cinéma dans son village de Castille en pleine guerre civile, et qui décide d’aller affronter le monstre, qui se confond dans son esprit avec un réfugié planqué aux abords du village. Ce qu’aucun adulte ne ferait, elle le fait du haut de ses 6 ans : elle va « voir ». Je me suis dit qu’il y a un courage chez les filles qui n’est pas celui des garçons. Le courage des filles est plus frontal, quoiqu’il puisse leur en coûter. On revient au Secret derrière la porte. Ce sont des femmes qui vont voir coûte que coûte ce qu’il y a derrière la porte. J’ai pensé à la grande détermination des habits, à la façon dont on est socialement sexué dès le départ. Le fait qu’un petit garçon s’habille en fille, qui est une figure assez courante, le conduit à adopter d’autres comportements : une autre forme de courage.