Les Lettres françaises, 4 octobre 2012, par René de Ceccatty
Les corps aimés et suppliciés de Riboulet
En commençant le livre de Mathieu Riboulet, on ressent un embarras, car on croit en percevoir rapidement l’enjeu : il va être question de l’Allemagne, de ce que représente l’Allemagne pour un écrivain français d’une cinquantaine d’années, élevé à la campagne dans le souvenir de nombreuses guerres. L’Allemagne, dit-il en termes assez directs, avait longtemps été pour lui territoire interdit, du fait de ce lourd passé. Et sexuellement interdit. Et la sexualité qui est la sienne est homosexuelle. On est embarrassé par cette accumulation de prémisses de narration. La sexualité, le souvenir de la guerre, le nazisme, ce sont des thèmes lourds et ressassés, qui ont été exploités au cinéma par de grands films (Hiroshima mon amour) ou d’autres, plus caricaturaux (Portier de nuit). Mais peu à peu, on comprend que ce n’est pas l’orientation que prend le livre, infiniment plus subtil, plus douloureux, plus nuancé.
En suivant plusieurs fils conducteurs – les tableaux de Caravage, quelques ouvrages fondamentaux sur la Shoah, des classiques allemands, des romanciers modernes aussi, des documentaires (du classique Nuit et brouillard à d’autres plus récents), des ballets (Pina Bausch), des pièces (Edward Bond) –, le narrateur va écrire une sorte de poème sur le corps sensuel qui cherche le plaisir plus que l’amour, et qui a l’habitude de le trouver avec des compagnons de plaisir affranchis de toute culpabilité, de toute sensiblerie, mais non de tendresse. Mais aussi le corps torturé, meurtri et même supplicié. Et même exterminé.
On est sur la corde raide : aucun faux pas sur ce terrain idéologiquement miné ne sera pardonné. Mathieu Riboulet est habitué à écrire des livres dérangeants et inattendus. Qu’il évoque sa famille (comme dans Les Âmes inachevées), une passion (Avec Bastien), la maladie (L’Amant des morts), son admiration pour Anna Maria Ortese (Deux larmes dans un peu d’eau), il le fait de façon déconcertante : sans pathos quand on l’aurait guetté, sans bon sentiment quand on l’aurait craint, sans didactisme non plus. Toujours avec un grand élan poétique, qu’il ne doit qu’à sa sensibilité.
Il a une manière de parler de sa sexualité qui, malgré sa culture chrétienne et malgré des accents mystiques, présents encore une fois dans ce texte, est distante et visuelle. En cela, il est proche de Patrick Drevet, dans sa minutie et son insatiabilité stylistiques : les corps masculins, les étreintes le transportent dans un univers esthétique qui a la peinture pour modèle. On ne s’étonne donc pas ici de l’omniprésence du peintre tout désigné qu’est Caravage. Le poète Alexandre Bergamini avait aussi, dans certains de ses livres, associé ses tableaux de corps martyrisés à l’amour et avait, comme le fait Mathieu Riboulet, accompli un vrai pèlerinage dans tous les musées, toutes les églises où ils sont exposés, de Rome à Malte en passant par la via Tribunali de Naples où l’on peut admirer la vision qui donne son titre à ce livre : les Sept Œuvres de la miséricorde, « comme un grand tourbillon semblant descendre du ciel, un drapé de tissu, d’ailes et de visages fins »…
Ces Œuvres de la miséricorde (vêtir ceux qui sont nus, ensevelir les morts, soigner les malades, nourrir ceux qui ont faim, etc.) inspirent à l’auteur une sorte de voyage initiatique en Allemagne où la rencontre d’Andreas, si libertine peut-elle paraître à un œil puritain ou austère, devient une rédemption, une révélation. D’autres rencontres suivront, dont celle du Kurde Tajdin, ouvrant vers d’autres guerres. On pourra être agacé par les références systématiquement bibliques pour décrire ce qui, somme toute, pourrait n’être qu’une suite d’aventures sexuelles, plus ou moins transfigurées. Mais la part la plus importante et, assurément la plus grande qualité du livre, concerne la réflexion sur la déshumanisation par la guerre arbitraire. Y en a-t-il d’autres, du reste ?
Mathieu Riboulet ne s’arrête pas à la Deuxième Guerre mondiale et à toutes ses victimes, les juifs, bien sûr, en premier lieu. Mais aussi les homosexuels dont il rappelle l’ordalie, en se rendant sur leur mémorial. Il étend sa sombre rêverie aux conflits antiques, racontés par Thucydide, et aux tueries plus récentes. Et, plus généralement, à toute violence. De nouvelles réminiscences sur son enfance dans le « pays du calcaire », son amitié amoureuse plus tardive pour un Adrien, victime de brutalités familiales, enfin une hallucination qui clôt la narration donnent à l’ensemble une tonalité apocalyptique, une apocalypse à l’échelle d’un individu, bien sûr, mais d’un individu qui tente de participer à toutes les souffrances humaines, plus à l’image de son modèle italien, Anna Maria Ortese, qu’à celle des écrivains de l’extrême qu’il cite (Elfriede Jelinek et Thomas Bernhard).
Toujours le désir et le meurtre sont associés dans ces pages, moins pour proposer un amalgame facile (le « Tu me tues, tu me fais du bien » de Duras), que pour tenter de conjurer, par des gestes érotiques, la trace du meurtre originel, « le fait nazi », dit Riboulet, « cette masse impensable dont l’ombre projetée persiste à s’étendre sur l’histoire du monde ». Tenter surtout de comprendre le passé, si impensable soit-il, en s’y projetant, en s’identifiant à tous ceux qui ont été entraînés dans l’Histoire, victimes bien sûr, mais aussi bourreaux, le plus souvent malgré eux, le plus souvent inconscients. Et que s’est-il passé pour que l’inconscience ait eu lieu ?