Livres hebdo, 29 janvier 1999, par Jean-Claude Perrier

Bufalino ultimo

Polar métaphysique touffu et tout fou, telle est l’ultime pierre laissée par ce Sicilien mystérieux.

Les hasards de l’édition font parfois bien les choses : au moment où paraissent les Œuvres complètes de Leonardo Sciascia, sort en France le dernier roman de Gesualdo Bufalino, publié en Italie juste après sa mort, en 1996, dans un accident de voiture. Sciascia fut l’ami de Bufalino, et contribua grandement à populariser l’œuvre de cet écrivain hors normes, qui ne quitta presque jamais son village de Comiso, près de Raguse, au sud de la Sicile, où il était professeur.

Bufalino, qui s’était fait connaître dès son premier livre, Le Semeur de peste (traduction française à L’Âge d’homme, en 1985), s’aventure ici dans le roman policier. Mais un polar à sa façon : littéraire, détournée, avec à l’arrière-plan des préoccupations métaphysiques récurrentes.

On n’entre pas, avouons-le tout net, aisément dans ce roman touffu tout fou, où abondent les chausse-trappes, références, allusions et digressions de tous ordres. « Bufalino, dit Mario Fusco, spécialiste de la littérature italienne et traducteur, était un homme cultivé, raffiné, et ses livres sont d’une difficulté invraisemblable ! » Mais une fois le meurtre commis, la mécanique s’enclenche, et avec elle le plaisir du lecteur, qui suit les tribulations et l’enquête de Tommaso, le narrateur, ancien journaliste recyclé gardien d’immeuble à Rome, un clin d’œil à Pérec, peut-être. La victime, elle, est un certain Tirésias, photographe aveugle, qui va payer de sa vie d’avoir été « invité » à venir prendre les images d’une partie fine entre gens de « bonne compagnie ». L’intrigue policière n’est en fait qu’un prétexte pour l’auteur de dresser une galerie de portraits savoureux des habitants de l’immeuble, voire de s’offrir une satire de la société italienne. Sur fond de jazz, ou de littérature antique, dont Bufalino était un excellent connaisseur. De toute façon, dès le début, on est prévenu : le lecteur est attiré dans un piège. Il lui faudra attendre le dernier chapitre, pour, ravi, avoir, enfin, la clé de l’énigme, et du roman. Avec Tommaso et le photographe aveugle, Bufalino nous offre, post mortem, une ultime facétie, un livre jubilatoire et inclassable.