Minute, 21 novembre 2012, par Joël Prieur

Un Caravage littéraire et nihiliste

Les Œuvres de miséricorde, de Mathieu Riboulet a obtenu le prix Décembre. Occasion de pénétrer un texte étrange, entre nihilisme des corps qui s’entrechoquent et bons sentiments exacerbés, entre plaisirs homosexuels dégustés et nostalgie d’une grâce en allée.

Le prétexte de ce livre est un voyage de l’auteur en Allemagne. Cette auto-fiction est conçue comme un gigantesque retour sur images pour exorciser les vieilles haines historiques qui sommeillent ; la quête des corps, qui symbolisent le présent vivant face aux charniers du passé, porte en elle l’ambiguïté de la mort et de l’amour, de l’amour et de la mort, jusqu’à la baroque délivrance – absolument inattendue – du dernier chapitre, où l’on touche à une sorte de Pasolini onirique (Salo ou les cent vingt journées de Sodome), qui décharge le lecteur du souci de l’analyse et de celui du dosage.

Dans sa géographie imaginaire, pourtant, Riboulet nous fait hésiter sans cesse entre le pèlerinage et le saccage ; mais en réalité, souvent, le saccage sert de référence au pèlerinage. Ainsi en est-il du voyage à Berlin. Le voyage mental à Naples, au pied des toiles en clair obscur du Caravage – en particulier dans cette église Pio Monte della misericordia, où se trouve le tableau représentant les septŒuvres de miséricorde (peinture somptueusement construite, sommet de l’art dudit Caravage) –  semble offrir comme un répit à la quête à mort. L’art aura-t-il le dernier mot ? Caravage aura-t-il réussi à apprivoiser les corps des éphèbes que butine, que consomme, qui consument notre héros ? Hélas, le fantasme revient, impitoyable… Une autre église, Santa Maria delle anime del Purgatorio représente, comme à l’avance, l’inéluctable : « Temple de l’esprit morbide napolitain, cet endroit-là entièrement fait de morts où l’on prie, où l’on pleure. Des crânes de bronze saluaient le visiteur, ornant le petit escalier qui donne accès à l’église, dont la sombre façade baroque, presque contemporaine de Caravage, surplombe la rue de quelques marches, crânes polis par la dévotion des passants, qui, par dizaines au fil du jour, les effleurent avant de se signer, vaquant à leur journée comme on cueillerait une fleur sur le bord de la route ». Étrange « lecture » de ce chef-d’œuvre architectural de la dévotion funéraire napolitaine ; Riboulet ne voit pas dans cette église des âmes du Purgatoire une manifestation médiévale de ce que Philippe Ariès appelait joliment « la mort apprivoisée ». Dans ces coutumes nées sous le soleil de Naples, si vivantes dans leur manière d’affronter la mort, dans tous ces mémento mori que je dirais si crânes – sans jouer sur les mots –, notre auteur ne détecte, lui, que le triomphe de cette mort que l’on ne peut pas braver sans en crever.

Le saccage semble donc l’issue définitive d’une vie qui n’aura connue la grâce – et Port Royal invoqué plusieurs fois – que comme une alternative, mais une alternative impossible, à la pourriture : « Ils s’en vont et nous laissent à la puissance des mouches, ils ont gagné les œuvres que l’on accomplit sur terre, nous laissant au ciel aussi muet (sic) que la mort ». Tel est le dernier mot de Mathieu Riboulet, qui, avec Les Œuvres de miséricorde, entre Caravage, Purcell et une homosexualité obsessionnelle, nous livre le spectacle étrange d’un baroque que la grâce aurait déserté, pour l’abandonner, pantelant, vibrant, palpitant de toutes les ardeurs du désir, à ses contradictions, jusqu’à une sorte d’apaisement nihiliste. Une telle tentative artistique avait-elle des précédents ? La Miséricorde de Riboulet est ce qui reste – pur amour – quand le grand néant d’une homosexualité tranquille et efficace a permis à des hommes – dans une sorte de chemin initiatique de corps en corps, qui serait un anti-Banquet de Platon – de se saisir tels qu’en eux-mêmes.