Page des libraires, septembre 2010, par Stanislas Rigot, Librairie Lamartine (Paris 16e)

Une autre histoire de l’œil

Entretien entre Stanislas Rigot avec Mathieu Riboulet. Propos recueillis par Patrick de Sinety.

Vous avez été réalisateur puis écrivain, publié chez Maurice Nadeau (votre premier livre), et chez Gallimard ensuite, avant de rejoindre les éditions Verdier. Vous êtes un écrivain rare, un auteur qui, roman après roman, construit une œuvre à la tonalité éminemment singulière, en marge de toute actualité (mais nullement de la réalité). Nous vous recevons à l’occasion de la parution de votre dernier roman, Avec Bastien, texte court, d’une centaine de pages, toutefois très dense, dans lequel on retrouve les thématiques qui traversent vos précédents textes. Le point de départ est la fascination éprouvée par le narrateur à l’endroit d’un acteur, Bastien, qu’il ne fait qu’observer sur un écran. Le narrateur nous expose progressivement les motifs de sa fascination, presque de l’amour, et imagine l’enfance, l’adolescence, la vie adulte de cet acteur. Pouvez-vous nous présenter un peu Bastien ?

C’est assez compliqué. Vous l’avez très bien dit dans l’ensemble, Bastien est une apparition cinématographique qui se met à occuper excessivement l’esprit du narrateur, lequel, faute de pouvoir s’approcher plus près, c’est-à-dire en « vrai », de l’objet de sa fascination, lui invente, au fur et à mesure du temps qui passe, une existence, pur produit de son activité de spectateur. Au moment où le texte commence, Bastien est un garçon d’une trentaine d’années que le narrateur repère dans un film, dont la particularité est d’appartenir à cette catégorie dite pornographique. Dès lors, le narrateur se perd dans une espèce de contemplation, de rêverie infinie. Vous avez raison de dire que, sans doute, même au-delà du désir, s’échafaude dans l’esprit du narrateur ce qui ressemble à une histoire d’amour, en tout cas, une façon pour lui de tomber amoureux du personnage qu’il regarde s’agiter sur l’écran, et dont il ne peut se contenter de ce qu’il donne, juste comme ça, à l’écran. On pourrait penser que, justement, un film porno est le lieu où un acteur se dévoile le plus. Mais ce que le narrateur comprend extrêmement rapidement, c’est que Bastien, pour se dévoiler, ne donne rien, et que tout le travail de construction fantasmatique accompli par le narrateur consiste précisément à aller au-delà de cet apparent dévoilement. Tel est le principe du livre, sous-titré Portrait parce que j’ai essayé de procéder de cette façon-là, par touches, de façon à faire apparaître au fil des pages cette figure qui fascine tant le narrateur, et dont j’espère évidemment qu’elle parviendra à fasciner le lecteur aussi.

Le livre montre le narrateur décrivant les réflexions que lui inspirent la contemplation de Bastien et son attirance pour lui – tout en n’étant pas une seule seconde dupe de l’issue de cette attirance. Il ne cherche à aucun moment à le rencontrer, à matérialiser l’amour qu’il ressent pour lui. Alternativement à ces réflexions, le narrateur fantasme l’enfance de son idole, une enfance rurale. La trame se déroule selon une succession de paragraphes plus ou moins longs, par petites touches à la manière impressionniste. Je me suis demandé lequel du narrateur ou du personnage de Bastien vous aviez en premier imaginé ?

Question centrale ! Le roman est né de l’apparition simultanée des deux figures. Cela faisait un moment déjà que je tournais autour de ce livre, autour de ce personnage, ne sachant trop comment j’allais l’aborder. Puis, comme on a parfois le bonheur de voir se présenter ce genre de circonstance, je me suis mis au travail et, presque immédiatement, dès les premières lignes, j’ai trouvé ! Le dispositif qui allait soutenir le livre était sous mes yeux. Il est évident que tant que l’on n’a pas trouvé la façon dont le livre va s’organiser et fonctionner, il est impossible de progresser dans sa rédaction ; on ne peut écrire. En tout cas, pour moi, c’est comme cela que ça se passe. Le vrai bonheur a été de placer dans le premier paragraphe du livre l’exact rapport qu’allait entretenir le narrateur avec le garçon dont il allait dresser le portrait, et d’avoir fixé ce rapport pour le temps du livre. Je n’ai plus eu besoin de bouger de cette position initiale. De cette position, a pu se dérouler toute la trame du livre.

À partir de cette perspective, vous abordez quantité de thèmes contemporains, la relation au corps, à l’image, à la représentation du corps et les projections que l’on peut y faire ; sans parler de notre rapport à la pornographie… Vous ajoutez à ces questions des pages sur l’amour, d’autres sur la nature et le lien aux racines. Ce sont des pages merveilleuses. Vous développez de nombreuses thématiques, mais y en a-t-il une qui vous semble plus importante que les autres ?

Peut-être le regard, peut-être est-ce le thème central du livre. Je veux parler de ce regard que l’on peut porter sur un personnage, un événement, une chose. Au fond, il s’agit de la réflexion que l’on peut construire, ou le fantasme que l’on peut projeter dessus. Comment tout ceci travaille et finit par former la matière de l’existence, en tout cas une bonne part de celle-ci. J’ai voulu mettre en valeur cette chose de la manière la plus incarnée possible, et, à l’inverse, la moins théorique possible, cette chose qui est pour moi déterminante et qui se trouve au sein du rapport que l’on entretient avec les autres et le monde, avec ce qui nous entoure… Ce n’est peut-être pas la part la plus importante, elle est néanmoins essentielle, elle est le fruit de nos projections, de nos fantasmes, elle est entièrement issue de nos propres sensations. C’est ce que j’avais envie de dire, en essayant le plus possible de l’incarner. Il me semblait par ailleurs que ce type de regard porté, ce type de construction mentale était finalement très brut dans la relation que l’on peut entretenir avec une image aperçue sur un écran, a fortiori quand c’est une image de désir, ou censée être une image de désir.

Le roman dégage une atmosphère assez bizarre. L’amour du narrateur pour un objet de fantasme – amour idéal, pur, impossible, amour d’un autre temps évoquant les grands romans d’amour impossible, Tristan et Yseult, par exemple – se confronte à des thèmes très contemporains crus, telle la pornographie. Vous semblez à la fois repousser tout ce qui peut rappeler notre époque en donnant l’impression que vos inclinations vous portent vers le passé, et en même temps votre rapport à l’image, l’acuité avec laquelle vous en parlez montre, paradoxalement, que vous êtes fasciné par l’époque contemporaine.

C’est une bonne manière de résumer le lien que je peux entretenir avec le monde dans lequel on vit, et qui me paraît être une sorte de mélange permanent. Je ne suis pas spécialement nostalgique de je ne sais quel passé que j’aurais plus ou moins connu. Je suis en revanche engagé dans un aller-retour constant entre ce qui nous a précédés, et qui fait que l’on est ce que l’on est, et la réalité qui nous est aujourd’hui donnée à voir. Et puis, comme tout le monde, je suis contraint de faire avec ce que j’ai pour réfléchir à tout ça. Ce que je m’efforce le plus possible de faire, c’est de cerner tous les gouffres, toutes les impasses, toutes les impossibilités, mais aussi tous les bonheurs que peuvent parfois susciter les contradictions d’une violence incroyable entre les traces du passé qui s’attardent, ou d’anciennes structures mentales qui continuent d’être agissantes, et puis un présent qui ne cesse finalement de se dérober, ne cesse de nous inciter à construire toujours plus d’images fantasmatiques pour le comprendre.

Je voudrais cependant préciser que vous n’êtes absolument pas dans une démarche théorique. C’est un texte extraordinairement sensible, traversé d’émotions. Votre précédent roman L’Amant des morts était très noir, très rageur. Avec Bastien est lumineux du début à la fin. Il est enveloppé d’une sérénité qui irradie chaque page. Était-ce de votre part un choix délibéré de créer ainsi un fort contraste avec votre précédent livre ?

D’une certaine manière, on est toujours obligé de partir de son précédent livre lorsqu’on s’attelle à un nouveau projet. C’était d’autant plus vrai au moment de reprendre la plume aprèsL’Amant des morts, texte essentiel pour moi, à la fois à écrire et à porter. L’accueil favorable dont il a bénéficié a fait qu’il m’a longtemps occupé – par conséquent habité. Quand je me suis remis au travail, l’ombre du précédent livre était encore là. J’ai tourné quelque temps autour de ça, puis je suis parti dans une tout autre direction, avant de me rendre compte que c’était une mauvaise idée. J’ai pris conscience qu’il fallait au contraire que je parte de l’endroit où j’étais parvenu en terminantL’Amant des morts, et que je m’engage dans une autre tonalité, que j’emprunte l’autre versant, peut-être du même livre, en tout cas du même personnage, ou de la suite des mêmes réflexions… Je laisse entendre que ce sont des réflexions que je me suis faites, en réalité, je me suis à peine dit tout cela. Quoi qu’il en soit, le côté lumineux dont vous parlez, je l’ai éprouvé tout le temps de la rédaction de ce livre. C’est un texte qui m’a intégralement porté, dans lequel je me suis senti en état de bonheur absolu – l’expérience est suffisamment rare pour être soulignée. À l’évidence c’était un livre de bonheur, un livre d’allant, simplement parce que le travail s’ajoutant au travail, le temps passant, des thématiques que je n’aurais pas abordées auparavant sont apparues dans le récit.

Je voudrais simplement dire pour terminer que Avec Bastien s’ouvre sur une citation de Dostoïevski que voici : « La beauté est une énigme ». Vous ne donnez pas de solution à l’énigme mais de nombreuses clés pour tenter de la résoudre.