Spirale, été 2013, par Martin Hervé
La chair et le signe
Parfois, écrire revient à bâtir un livre comme on érigerait un mausolée de mots afin d’y ensevelir les corps perdus de la mémoire. La littérature est alors un caveau impossible à refermer car s’y bousculent les voix inapaisées de ceux dont le temps a effacé le nom. C’est à cette entreprise tourmentée que se consacre encore une fois Mathieu Riboulet avec son dernier récit, Les Œuvres de miséricorde, paru l’automne dernier et couronné par le prix Décembre. Des sept obligations morales catholiques, œuvres dites de miséricorde dans l’Évangile de Matthieu et susceptibles d’ouvrir les portes du Paradis à tout bon croyant, le romancier s’empare pour les profaner. À travers ces défigurations, il déroule le fil de l’histoire européenne et y arrime les cadavres des persécutés et des bourreaux dont le dernier siècle a été si fécond. Mais le titre du livre convoque également l’un des plus célèbres tableaux du Caravage où s’exprime la pleine violence du peintre italien, ouvrant la voie à une méditation tant picturale que littéraire, fouaillant les matières historique et biographique. Le narrateur, dont l’identité emprunte pour beaucoup à celle de l’auteur, tâche de répondre à cette lancinante question reprise de chapitre en chapitre : « Que faire de tous ces morts, où vivre, comment s’aimer ? » Descendu des monts calcaires du centre de la France, il part à la découverte de l’Allemagne. Son premier séjour passe par Cologne où il rencontre Andreas qui devient son amant et le médium opaque au moyen duquel il cherche à reconnaître les morts de la Grande Guerre de 1914-1918 et de l’Europe déchirée sous le IIIe Reich. Suivront d’autres rencontres, dans son refuge du Massif Central, mais aussi au cours des nuits interlopes de Berlin, dans ses hôtels et ses sex clubs,rencontres guidées par le désir et ce mystère qui le taraude comment la main qui aime peut-elle devenir celle qui frappe et tue ? Dans sa divagation, l’attrait sexuel se lie à la fascination pour le crime mouvement d’une caresse qui se crispe et enserre de ses doigts la gorge aimée.
Le creux des stèles
Face à la vague tumultueuse du temps se dressent les monuments de commémoration et de souvenir, ces lieux, selon l’historien Pierre Nora, « rescapés d’une mémoire que nous n’habitons plus […] mais où palpite encore quelque chose d’une vie symbolique » (« Entre Mémoire et Histoire : la problématique des lieux », dans Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1984-1992). La présence résiduelle qu’ils recèlent est construction et projection par la nation de son histoire collective. L’oubli propre à l’époque contemporaine les a pourtant vidés de leur substance : ils sont désormais inhabités. À Berlin, le narrateur choisit ainsi de ne pas visiter le Mémorial des juifs assassinés d’Europe. Aux bibelots et aux archives entassés derrière des vitrines, il préfère le vagabondage parmi les stèles extérieures, cette géographie délirante d’un espace qui tend à rendre compte de l’innommable. Cet innommable est l’apanage du régime nazi et de son œuvre de dissolution totale dans les brasiers des fours crématoires ou le sol fermenté par les os des soldats du front russe. Le présent ne peut témoigner que d’une absence, et des plaques de la Grande Guerre aux édifices et musées des camps de concentration, la mémoire s’est ensauvagée et a quitté le nid des monuments édifiés par les nations repentantes. Grouillent alors les voix des disparus, la cacophonie des anonymes qui ont basculé dans l’oubli dévorateur. Les sombres épisodes du siècle ne s’inscrivent désormais plus dans l’histoire des manuels et des cérémonies commémoratives mais possèdent de leurs mots désarticulés le narrateur. Celui-ci est habité par ce qui cherche à prendre la parole : un sujet historique en quête d’un sens à donner à son existence mais animé aussi par les destins vaincus du passé. Ultime vestige pour lui qui reste : le langage. Par l’écriture, il lui faut perpétuer le souvenir.
Main de gloire et d’Histoire
La page où s’inscrit la remembrance est ici le corps déployé par l’écriture. La chair y est sexuelle mais elle bruisse également d’un désir de se mesurer à l’histoire. Les protagonistes du roman portent donc cette interrogation à la fiction des origines. Pour le narrateur, lui qui rappelle les liens qui l’unissent au dix-neuvième siècle par son arrière-grand-mère, et le village forclos où ses aïeux reçurent au compte-gouttes les nouvelles funestes de Verdun, son corps devient le lieu d’une perpétuelle actualisation de la mémoire. Par ses ancêtres, il est ce Français qui gratte, sur la trame épaisse du corps allemand, corps de l’ennemi historique, la surface d’une peau européenne afin d’exhumer les chairs à vif de l’identité. Il y déterre la trace, la rémanence, par le sens le plus vil et le plus bas dans la hiérarchie chrétienne des sensations : le toucher. Les doigts parcourent les courbes des corps aimés et tentent de s’engouffrer dans le creux du mystère. Sa main s’auréole alors de gloire et de mémoire. Cependant, à l’instar de Dieter qui intime à ses partenaires sexuels le noli me tangeredu Christ, la chair dans sa densité même est illisible, insurmontable. Le narrateur n’en a cure et il s’évertue à en transgresser les limites pour éclairer la nuit ontologique. Face à son jeune partenaire kurde Tadjîn, il est médusé, pareil à saint Thomas après la sortie du tombeau : impérieux est le besoin de se saisir de l’autre pour en affirmer la réalité, et plus loin, de mettre le doigt dans la plaie, cette blessure qui n’est que la lèvre close sur la question. Question posée au geste coupable, celui qui transmue la caresse en crime : les raisons sont-elles à chercher du côté de l’époque, paradigme de la violence, ou peut-être est-ce, irrémédiable, dans ce fond d’obscurité que tous les humains portent en eux ? Confronté à la démesure d’un siècle sauvage, l’homme est ce reste dont la pensée bascule dans l’indicible.
Surseoir par le signe
La création est une autre manière de déchiffrer l’énigme des temps de l’extrême violence. À défaut d’un art certain est convoqué un certain art, celui qui a germé sur les ruines fumantes des conflits et des génocides, de Sebald à Dagerman, en passant par Pina Bausch et Edward Bond. Toutefois, lui aussi tombe dans le mutisme face au spectre de la mort de masse qui a enveloppé de ses voiles le XXe siècle. Que l’on songe, bien évidemment, à Adorno et à son célèbre « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » Seul recours ? La peinture peut-être. À travers les lignes du texte, son prisme sensible recompose le monde selon les pigments et les ocres des grands peintres, dont en premier lieu le terrible Caravage. À la manière de ce dernier, qui figurait ses saints sans auréole, trop réels donc, et qui faisaient l’ire de ses commanditaires religieux, le narrateur s’approprie les œuvres de miséricorde catholiques, les désanctifie et les injecte dans son vécu. Les amants qu’il côtoie se trouvent parés des traits des figures issues des toiles du maître italien, de La décollation de saint Jean-Baptiste à La mise au tombeau. Le mystère de mémoire et de chair serait alors résolu par le tableau ? Jean-Luc Nancy offre une piste de réflexion à ce sujet lorsqu’il écrit : « La peinture est l’art des corps, parce qu’elle ne connaît que la peau, elle est peau de part en part » (Corpus, Métailié, 1992). Écrire la peinture des corps ou peindre un livre corporel, lorsque la peau, la toile et la page ne sont qu’une même surface sur laquelle la création peut se fixer et le soi se reconnaître. Ainsi du chef-d’œuvre caravagesque découvert à Naples, Les sept œuvres de miséricorde, où se manifeste le miracle de la trinité d’écriture de Mathieu Riboulet : ange, saint et bourreau, tous trois incarnés dans les corps et les béances. Mais, à trop traquer les images, le narrateur finit par s’abîmer dans le débordement fiévreux d’un cauchemar. Des ombres anonymes et sanguinaires y éviscèrent et émasculent ses amants, avant qu’il ne soit à son tour écartelé et violé face à leurs regards éteints. La bouche clouée par un sexe mutilé, il est semblable au masochiste de Deleuze et Guattari qui se fait « dépiauter comme si les organes tenaient à la peau, enculer, étouffer, pour que tout soit scellé bien clos » (Mille plateaux, Minuit, 1980), pour que plus rien, pas même un signe, ne jaillisse : condamnation au silence et à l’arrêt de mort symbolique. Tandis que les meurtriers s’éloignent dans les ténèbres, les corps sacrifiés composent une dernière, saisissante et sanglante fresque caravagesque. Pâle lumière sur laquelle se referme le livre celle d’une page de poésie illuminant un repas partagé, la cène où les plats et les joints s’échangent, où la concorde semble enfin possible dans la maison de la littérature. Pour affronter l’incommensurable et l’anéantissement qu’il annonce, l’œuvre, d’écriture et d’une miséricorde toute personnelle, est la seule promesse qu’il reste. En une traversée des signes obscurs qui se déploient sous la peau, Les Œuvres de miséricorde élèvent un autel vibrant où l’histoire, le corps et l’art sont donnés en offrande dans l’espoir d’une réponse.