Télérama, 20 août 2008, par Marine Landrot
Mon père, ce bourreau
Après l’inceste, Jérôme tente de se reconstruire. Court et dense comme une tragédie antique.
Entre la soumission et le consentement, il n’y a qu’un pas, que Jérôme franchit pour survivre aux assauts sexuels de son père, pour supporter ce « corps sans regard » qui l’avilit dans le silence de leur maison creusoise. Ecrasé par ce bourreau incestueux, l’adolescent n’a d’autre choix que de se condenser, de s’abstraire. L’entreprise est source de peur, mais conduit à la renaissance. C’est cette pulsion de vie qui intéresse Mathieu Riboulet, écrivain de l’enfance et du secret, tenaillé depuis toujours par la quête d’un apaisement ascétique (Le Corps des anges, Deux larmes dans un peu d’eau, éd. Gallimard). Aussi violent et cru soit‑il, le chapitre inaugural de ce roman initiatique frappe par sa douceur. Les mots savent ce qu’ils disent, ils connaissent leur pouvoir guérisseur. Soudain gonflés de lyrisme, mais justes et ciselés, ils pansent les plaies du héros, le transformant en guerrier qui partira au secours des autres pour effacer sa peine.
Court et dense comme une tragédie antique dont il déroule cinq actes fondateurs, ce livre est aussi un magnifique traité de l’abandon. Abandon de soi, abandon des autres. Si Jérôme n’éprouve jamais un seul sentiment, c’est qu’il craint la désagrégation de l’émotion, et la perdition qui s’ensuit. Sa dureté n’est qu’une armure trop grande pour lui, qu’il lui faut sans cesse remettre en place. D’où cette impression de secousses, de chocs et de ruptures dans ses actes, qui le mènent dans un Paris qui se meurt à petit feu du sida.
Ce n’est pas l’agonie d’un milieu branchouille que raconte Mathieu Riboulet, mais la tentative de réanimation personnelle d’un enfant abîmé par son père. D’une sensibilité aiguë, il capte ces « moments de tension très précise où s’accomplissent ces apocalypses intimes qui génèrent une émotion et un calme intenses ». À peine visible, timidement insistante, une petite phrase clignote tout au long du livre, au détour du récit : « On en était là. » Ce constat entêtant et résigné recèle un profond amour des autres, une soif de collectif qui oxygène le roman, et décuple son ampleur. L’amant des morts est avant tout l’ami des vivants.