Télérama, 25 août 2012, par Marine Landrot

[…] Les guerres du passé peuvent parfois peser très lourd sur des générations, bien après la signature des armistices. Loin des conflits contemporains, certains romanciers de cette rentrée littéraire mettent leurs pas dans les traces laissées par les deux guerres mondiales, et observent les frissons qui continuent de naître sur la peau des descendants, des années plus tard. Mathieu Riboulet est l’un d’eux, dont le dernier roman, Les Œuvres de miséricorde, s’intéresse aux traces physiques laissées par la guerre, dans la chair des générations suivantes. «  L’être est traversé par son histoire familiale, sentimentale, émotionnelle, mais il est aussi traversé par le monde dans lequel il vit et l’histoire qu’il subit et parfois fait. L’écriture permet une mise au jour assez précise, je crois, de ces éléments violents, contradictoires, qui nous fondent.  » En couchant avec un Allemand, son héros se heurte à l’impossibilité de conjurer l’Histoire : «  Dans le corps d’Andreas gisent les guerriers de 14, je le sais, je les ai entendus murmurer, je les ai vus pâlir au fil de nos étreintes, mais les morts de 40 défilent en silence dans le plein d’Andreas je ne peux rien saisir de ce qui fit leur vie, leur combat et leur mort. À cause de l’impensable, qui n’est pas transmissible, donc pas héritable.  » Mathieu Riboulet dit avoir voulu vérifier l’hypothèse de Julien Gracq, qui écrivait dans ses Manuscrits de guerre : «  Peut‑être pourrait-on aller jusqu’à dire que deux troupes s’approchent l’une de l’autre avec quelque chose de la curiosité ambivalente de l’amour.  »

Subversif par soif d’idéal et de liberté, cru par refus des faux‑semblants, Mathieu Riboulet peaufine cet ascétisme sulfureux qui le caractérise depuis toujours. «  Je ne voulais répondre qu’à la question : comment faire tenir ensemble “et les millions de morts et notre joie de foutre ?” Je m’en suis tenu aux méandres du corps et à ceux de l’âme, c’est un bon moyen d’éviter les lignes droites du manichéisme et de l’ambiguïté. Il est impossible d’apporter des éléments de réponses simples à des questions aussi extraordinairement compliquées. L’Autre est un mystère permanent, une source d’émerveillement et de terreur sans cesse renouvelée ; j’ai poussé cette fois la question dans ses retranchements historiques, après les retranchements émotionnels du Corps des anges et sexuels d’Avec Bastien, mais elle demeure, et nous n’avons, encore une fois, pas d’autre chose que l’art pour nous aider à y voir un tout petit peu plus clair…  » […]