La Quinzaine littéraire, 16 septembre 1997, par Anne Thébaud
Les Gens d’ici
Comme tout le monde, elle a connu l’amour puis le ventre qui s’arrondit « comme les laitues dans le potager ». Un jour, l’homme disparut sans qu’elle en fût surprise. Depuis elle vit seule, avec l’ange qu’elle s’est inventé : « Pas un ange de bondieuserie, non, un ange comme une tache sur un mur. […] Quelque chose qu’on regarde et qu’on reconnaît. […] Une masse. Une présence. » La vieille femme parle de la lumière, vivante comme une personne, des caresses qui « viennent dans les mains pour les chats et les pierres ». Parfois elle se sent partir, la vaisselle lui échappe des mains, des douleurs avancent « dans son corps comme des rivières ». Elle ne se coiffe plus, ne se regarde plus dans la glace, fait les poubelles pour manger. La vie devient résignation, se nourrit de souvenirs, de gestes menus mais précieux comme une prière, une saveur. Elle attend la mort, la provoque.
L’histoire de la femme presque anonyme est encadrée par deux tableaux de la vie des gens d’ici, au cœur du Pays de Flandres. Un pays où folie et mort se côtoient tous les jours. « Ici n’existe pas. C’est un mot qu’on ne prononce jamais. […] Ici est comme une petite mort dans les clochers, les toits pointus, et tout ce qui s’éloigne. » Dans le petit village des Flandres, on se souvient de la femme cloîtrée dans sa maison et le souvenir d’un homme. Une statue rend hommage à La Sainte Pisseuse, celle qui « s’enfonçait un fétu de paille entre les lèvres, pour pisser debout comme les garçons. Puis le soir dans son lit, glissant un doigt entre les jambes, sous ses bras, elle respirait l’odeur pour s’endormir. » Le souvenir de la femme est sauvé par la statue et simultanément noyé dans le temps et l’espace du Pays des Flandres, lui-même porté par le temps de l’écriture qui ouvre et clôt le récit. « L’écriture alourdit la légèreté des êtres parce qu’elle la rend visible tout à coup. […] La durée d’un récit est comme la durée d’un rêve. On ne décide ni du moment où l’on s’endort ni de celui où l’on s’éveille. Et pourtant on avance, on passe. »
Dominique Sampiero retient le lecteur par un composé de phrases simples et d’images d’une réelle densité poétique. Son écriture sait capter l’évidence et l’authenticité, la vie dans les gestes les plus humbles : « La fraîcheur, sans éblouir, est un refuge. L’humide fait fructifier Avril. Quelques hommes, dans le village, fouaillent la haie à grands coups de ciseaux. Au volant des vieux tracteurs, ils transportent leur quotidien droit devant. Leur chevelure sent le tilleul. Leur parole est rare, ils n’ont pas le temps. Leurs gestes sont de grandes faux pour les conversations alors qu’ils détellent la remorque. »