Le Matricule des anges, février 2011, par Jérôme Goude
L’île des affranchis
Entretien avec Jean-Jacques Salgon. Propos recueillis par Jérôme Goude.
À travers le récit fragmentaire du destin de Toussaint Louverture, parangon de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Jean-Jacques Salgon dévoile un pan du western colonial français.
Un matin d’octobre 2008, le narrateur de Ma vie à Saint-Domingue télécharge tous les ouvrages susceptibles d’étayer ses recherches sur un certain Déguénou : mémoires, récits d’explorateurs et études d’anciens administrateurs coloniaux. Capturé au Bénin, marqué du sceau de la Compagnie des Indes Occidentales, Déguénou est embarqué pour être vendu comme esclave non loin du Cap-Français, à ta plantation Bréda. Là même où, en mai 1743, naquit l’un des leaders les plus charismatiques de la lutte contre les préjugés raciaux : son fils Toussaint Louverture. Fort de cette ascendance éclairante, le lecteur peut s’élancer sur les traces de celui qui, après avoir « soulevé la barrière qui enfermait le peuple noir dans la servitude », fut trahi par Napoléon, déporté et emprisonné dans le cachot d’une forteresse jurassienne. Et, comme Jean-Jacques Salgon, refuser le sort qui fut longtemps fait à sa mémoire et plus largement à tout ce qui unit par le passé la France à sa colonie de Saint-Domingue ».
Parce qu’il n’est ni historien ni biographe, Jean-Jacques Salgon assemble des séquences narratives hétérogènes dont les raccords s’imposent à rebours. Ainsi, le récit d’une visite au musée du Nouveau Monde de La Rochelle, celui d’un dîner à Yamoussoukro au cours duquel une agrégée de lettres « grassouillette et enjouée » exhibe son racisme ordinaire et, entre autres, des souvenirs relatifs à Mai 68, jouxtent de nombreux épisodes de la vie militaire et politique de Toussaint Louverture. Au gré de subtiles correspondances, Ma vie à Saint-Domingue rappelle que, aujourd’hui comme hier, d’aucuns s’obstinent à croire qu’il existe une « aristocratie de la peau ».
Ma vie à Saint-Domingue célèbre de façon savante le legs de l’une des figures fondatrices de l’abolitionnisme : Toussaint Louverture. Qu’est-ce qui a présidé à la genèse de ce choix ?
Ce livre est la suite d’une longue histoire. En 1971, je suis allé à la Cartoucherie de Vincennes voir1789, le dernier spectacle du Théâtre du Soleil consacré à la Révolution française. Une comédienne qui racontait les événements de Saint-Domingue cita le nom de Toussaint Louverture. Ce nom si particulier s’est alors gravé dans ma mémoire. Puis la vie a voulu que je séjourne deux ans en Côte d’Ivoire, à Yamoussoukro. Ensuite, le hasard m’a conduit à La Rochelle où j’ai exercé une bonne partie de ma carrière d’enseignant, une ville marquée par des liens forts avec l’économie des plantations et le trafic des esclaves. Enfin, mon texte consacré au peintre noir américain Jean-Michel Basquiat, dont le père était Haïtien, m’a rapproché d’Haïti. J’ai eu envie de rassembler tous ces fils dans Ma vie à Saint-Domingue.
Dès les premières lignes, le lecteur est projeté en République du Bénin, pays des origines paternelles de Toussaint Louverture. Tu ne connaîtras jamais les Mayas (L’Escampette, 2000) retraçait déjà vos séjours en Éthiopie, au Mali. L’Afrique noire serait-elle chez vous l’objet d’une quête ?
À La Rochelle où je suis arrivé en 1982, j’ai eu la chance de rencontrer Annick Le Gall qui s’est trouvée, au départ, être ma logeuse et qui est devenue une amie. Annick a vécu toute son enfance à Bamako, puis à Dakar. Elle a gardé des liens très forts avec l’Afrique et sa culture. Elle a accompli plus tard de nombreuses missions au Niger, au Burundi, toujours dans le domaine de l’audiovisuel. Son père, qui avait fondé la Maison des Arts de Bamako aux temps où le Mali s’appelait Soudan français, recevait tous les africanistes de l’époque. Leiris, Théodore Monod, Amadou Hampaté Bâ, Jean Rouch, Annick a connu tous ces gens-là et m’a raconté quantité d’histoires les concernant. Combien de soirées avons-nous passé, rue Jeanne d’Albret, en nous imaginant dans une case à Lambaréné ou dans la cour du père Yacouba à Tombouctou. La ville de La Rochelle, à laquelle j’ai consacré un livre, m’a aussi ramené vers l’Afrique, avec la statue d’Eugène Fromentin : le Monument aux Pionniers de la Côte d’Ivoire. Les hôtels particuliers des armateurs et planteurs qui ont fait leur richesse avec la traite négrière sont là pour témoigner d’un passé qui ne demande qu’à ressurgir.
Par ailleurs, l’Afrique noire est de tous les lieux que j’ai visités celui qui m’a confronté à l’altérité la plus radicale : une civilisation sans écriture où tout passe par l’oralité, où la pensée magique est encore vivante, où le sujet n’est pas au centre. J’ai éprouvé une sorte d’ivresse à découvrir les richesses de cette culture, lesquelles sont souvent dissimulées sous un apparent dénuement. Malgré mes voyages, les écrits de Marcel Griaule, Les Maîtres fous de Rouch, j’ai eu le sentiment que j’étais encore très loin de ce qu’étaient l’histoire et la culture de ce peuple. J’ai eu envie de m’en rapprocher à travers ce qui m’anime le plus et qui lui était le plus étranger : l’écriture. Comme vous le soulignez, Ma vie à Saint-Domingue commence en Afrique par une histoire contemporaine, puis un conte africain écrit à la façon d’un conte de Perrault. C’était important ces allers-retours dans le temps. Comme l’était le fait de faire passer quelque chose de l’Afrique dans ma culture propre. La créolisation dont parle l’essayiste Édouard Glissant, ça doit fonctionner dans les deux sens. Je me suis donc créolisé et, pour cela, je suis parti à Saint-Domingue…
Cette fois-ci, comme votre narrateur le précise dès la page 11, mentalement, virtuellement ?
Oui, quoiqu’il y ait encore quelques trajets réels dans Ma vie à Saint-Domingue – Liancourt, Paris, Fort de Joux, La Rochelle –, le parcours devient virtuel. Il s’agit d’un voyage sur Internet. J’ai circulé de lien en lien. J’ai fait apparaître la carte d’Haïti sur mon écran et l’ai imprimée comme pour une randonnée immobile, réalisant le rêve pascalien de demeurer en paix dans ma chambre (rires). J’aime toujours voyager, même si je voyage moins. Là, c’était un peu particulier. J’aurais aimé pouvoir voyager à Saint-Domingue, comme le naturaliste Michel Étienne Descourtilz… dans un pays qui n’existe plus que dans les livres, même si, dans le Haïti d’aujourd’hui, des traces doivent subsister. Mon désir de voyage s’est atténué parce que le monde a changé, avec le tourisme de masse, l’uniformisation des villes. J’ai eu la chance de parcourir le monde à une époque – les années 60-70 – où on pouvait encore avoir le sentiment d’être des pionniers. Pourquoi les livres de Bouvier nous touchent-ils autant ? Que serait L’Usage du monde sans la Topolino ? J’ai sillonné le Sahara pendant plusieurs années sans aucune crainte. À Tombouctou, l’explorateur René Caillié était obligé de se faire passer pour musulman ; Mungo Park, le major Laing et d’autres n’en sont pas revenus. À Niamey, capitale du Niger, on risque aujourd’hui de se faire enlever simplement parce qu’on est blanc et Français.
Dans 07 et autres récits, recueil consacré à votre enfance ardéchoise, vous évoquez avec détachement le militantisme communiste de votre père. Écrire Ma vie à Saint-Dominguen’était-ce pas une façon de renouer avec cet engagement politique paternel ?
Disons qu’avec ce livre, pour la première fois, j’ai eu le sentiment d’aborder le terrain de la politique dans le sens où la période que j’évoque est une période de conflits violents, d’antagonismes forts, dont on voit bien qu’ils ont encore des retentissements très actuels. Mon problème avec la politique vient sans doute de ma difficulté à me situer dans la sphère publique. Je suis né dans une école publique ; mes parents étaient des instituteurs laïques. Le lieu où se sont déroulées les quinze premières années de ma vie était un lieu public, lequel, déserté le soir, portait encore les traces de la présence d’une ribambelle d’enfants. De plus, mon père a été deux ans durant mon maître, et désigné comme tel par mes camarades. Imaginez que le lieu de votre socialisation soit votre salle à manger ou votre cuisine… ça complique sérieusement les choses ! Tous les soirs, je voyais mes camarades partir vers ce dehors dont je supposais qu’il était le lieu où se forgeait leur communauté. C’est sans doute de cette éducation particulière que me vient mon incapacité native à adhérer à une quelconque communauté. Je me souvins qu’enfant mes camarades de jeux étaient des petits Arméniens, Polonais ou Espagnols. Ces individus, qui venaient de loin et étaient plutôt rejetés par les autres enfants du fait de leurs origines, étaient les seuls qui m’intéressaient, sans doute parce que leur exil rejoignait le mien.
Pour répondre à votre question, il me semble en effet que ce livre marque d’une certaine façon mon entrée dans le champ du politique qui n’est jamais très loin de celui du polemos. J’ai grandi.
Au chapitre « La Fièvre monte à El Pao », une missive au style anachronique relate les événements récents en Guadeloupe (le LKP). Pourquoi avoir utilisé la forme du pastiche ?
La question cruciale pour moi dans ce chapitre qui aborde frontalement l’actualité politique la plus brûlante était la question de la forme. Sous quelle forme allais-je pouvoir relater ces événements actuels sans que cela ait l’air d’être du journalisme. Mon propos était de rattacher ceux-ci à l’époque que j’évoquais, car si le lien existait de façon évidente pour moi – il me suffisait d’entendre les propos de certains Békés concernant l’esclavage – je ne voulais pas me lancer dans une analyse socio-politique. Je voulais rester sur le terrain de la littérature. En songeant à Tintin, au Trésor de Rackham le Rouge, j’ai eu l’idée d’une gazette extraite de l’épave d’un vaisseau. Le style dix-huitième conférait d’emblée à ces événements que nous étions en train de vivre une sorte de dimension historique. Il me semblait qu’en procédant ainsi j’échappais au piège du didactisme, que j’étais stylistiquement parlant dans la justesse.
D’autres détours chronologiques s’agrègent au récit de la vie de ce fin tacticien de la révolte des esclaves, à celui de son père, de ses fils. Était-ce une manière d’éviter l’écueil de l’académisme biographique ?
Ce qui m’importait, c’était d’écrire le récit de mon invention de Toussaint, au sens où l’on invente un trésor. Et comment ce trésor que j’exhumais, puisque dans mon esprit il s’agissait d’une histoire jusque-là cachée, donnait de l’éclat à ma propre vie qui, par ailleurs, est assez banale. Je ne me suis pas identifié à lui ; je m’en explique un peu dans le livre. Toussaint, c’est mon moi-autre et non pas mon alter ego. Avec lui, j’ai eu le sentiment de faire émerger une vérité, un peu comme quand on fait de la recherche scientifique et qu’un problème qui nous préoccupe sur la durée trouve brutalement sa résolution.
Ma vie à Saint-Domingue, comme la plupart de vos récits, regorgent d’anecdotes autobiographiques. Diriez-vous que la littérature ne se limite pas à doubler le « réel », mais, selon une locution extraite du Roi des Zoulous, à exhausser la « fiction de vivre » ?
Le passage du Roi des Zoulous auquel vous faites référence a trait à ce moment particulier où ce que l’on est en train de vivre apparaît presque comme une réminiscence de quelque chose de déjà vécu, et pas forcément par soi. L’imaginaire vient fusionner avec la perception de l’instant présent, lui donnant un sens et une coloration particulière. Le réel ne se distingue pas de la fiction et semble soudain devenir plus réel en se fondant à notre imaginaire. Par l’écriture, quelque chose se produit qui fait que l’imaginaire devient réel et cesse de hanter l’esprit de celui qui écrit. Barthes ne disait-il pas que l’« écriture arrête l’hémorragie de l’imaginaire » ?
Tout le problème que je me pose quand j’écris est de savoir si cela sera vivant. Nathalie Sarraute explique très bien cette problématique de l’écrivain dans Entre la vie et la Mort : s’éloigner de la vie pour pouvoir écrire, mais ne pas trop s’en éloigner, car il ne s’agit pas de disséquer un cadavre. C’est vrai que tous mes livres, à l’exception peut-être de Gueules de Pierres, qui est un livre de commande, sont nourris d’autobiographie. Cela a trait à la mémoire. En ce qui me concerne, il me semble que pour inventer des personnages, des dialogues, des situations, il faudrait que ma mémoire soit désencombrée de tous les souvenirs des instants vécus, de tout ce que la littérature, mais aussi le cinéma, la peinture et les gens croisés, m’ont conté, qui semblent me réclamer comme une deuxième vie à travers les mots.
L’intitulé de chacun des chapitres renvoie justement à un titre de film : La Chasse au lion à l’arc de Jean Rouch, Rois & reine d’Arnaud Desplechin, Souvenirs d’en France de Téchiné, etc. Quel sens revêt ce clin d’œil au septième art ?
J’ai toujours aimé donner des titres aux fragments dont mes livres sont composés, de sorte que ce qui n’est qu’un élément peut apparaître comme un tout. On rejoint l’idée du fractal. La plupart des titres que j’ai choisis ici correspondent à des films que j’ai aimés. Je crois que la frontière entre cinéma et littérature est ténue. Godard notait quelque part que les meilleurs cinéastes étaient des écrivains : Cocteau, Duras. Et c’est vrai que ce que j’aime dans le cinéma de Godard, c’est sa façon très personnelle de chercher à rejoindre, au-delà de l’image, cet infini qui est l’essence de la littérature. Je suis assez oulipien. Je fabrique des mots croisés pour une revue. J’ai une grande admiration pour l’engagement de Perec et je suis un collectionneur dans l’âme. Enfant, je collectionnais tout, les fossiles, les pièces de monnaie, les billets, les buvards, les tampons illustrés de la poste et les articles de journaux concernant Hergé. Un lecteur attentif s’apercevra qu’il y a des listes précises dans Ma vie à Saint-Domingue : les titres successifs de Toussaint, les effectifs de son armée, les noms de lieu, etc.
Un long paragraphe de Ma vie à Saint-Domingue met en scène une déambulation burlesque au cour de la bibliothèque François Mitterrand. La BNF, mais aussi, dans d’autres textes, les cimetières de La Rochelle, Beaubourg… D’où vous vient ce penchant pour l’esthétique urbaine ?
Ce passage sur la bibliothèque François Mitterrand est comme la récrimination ronchonne d’un amoureux éconduit (rires). Décrire un lieu, c’est une façon de l’inscrire en moi en tentant d’en épouser la structure. Adolescent, j’ai voulu être architecte. J’ai rempli des carnets de dessins de maisons : une assommante litanie dc mas néo-provençaux. Je n’étais ni très inspiré ni très novateur. Ce qui m’intéresse dans les lieux, même les plus typés, c’est qu’ils communiquent toujours avec d’autres lieux. On trouve la même chose avec les paysages. On est ici et on est ailleurs. Les mêmes formes se répètent avec de légères modulations. On ne voyage pas pour découvrir mais pour redécouvrir. Et pour pouvoir signifier, comme le dit fort bien Olivier Rolin à propos d’une ville où l’on se rend, « rien n’a changé depuis que je n’y suis jamais venu ».
Entre la publication de 07 et autres récits et celle de votre deuxième opus, Tu ne connaîtras jamais les Mayas, sept ans se sont écoulés. Votre activité d’enseignant en physique et résistance des matériaux fut-elle une entrave à la pratique de l’écriture ?
Non, ce délai est essentiellement dû à des difficultés éprouvées après le succès tout relatif de mon premier livre. Quand je lisais les critiques souvent très élogieuses de 07 et autres récits dans la presse, cela me déprimait. Par la suite j’ai eu aussi quelques difficultés avec des manuscrits qui n’emportaient pas l’adhésion des éditeurs que je sollicitais. Mais je n’ai rien lâché. Mon métier d’enseignant en physique n’a jamais été un obstacle à l’écriture. Bien au contraire, il m’a apporté le goût de la forme et l’idée que le réel se présente le plus souvent sous des aspects trompeurs. Que les choses sont secrètes, mais peuvent se laisser décrypter si l’on sait trouver les bonnes clés. Il n’y a pas trente-six sortes de mathématiques. C’est un pays unique aux multiples ramifications. Le plus abstrait et le plus réel. C’est un vrai mystère que de savoir tout cela confiné dans le cerveau humain et, en même temps, inscrit dans un univers qui pourrait très bien s’en passer. J’aimerais bien un jour trouver l’équivalent littéraire de e = mc2.
Dans Le Roi des Zoulous, vous écrivez qu’une œuvre d’art est « un peu de matière, un peu de lumière, un peu de sens ou de beauté, disposés autour d’un gigantesque trou ». Appliqueriez-vous cet énoncé à la littérature ?
Parfaitement. Toute pratique artistique a à voir avec cette zone d’ombre où l’esprit vacille devant un mystère trop épais pour être percé, ce trou noir autour duquel tout gravite mais qu’on ne peut explorer sans risquer d’être anéanti. C’est pourquoi les marges sont importantes. Il faut apprendre à s’y tenir en équilibre. L’écriture est une façon de marquer ces limites, de cartographier le lieu où commence la terra incognita.