Le Monde, 13 janvier 2011, par Jérôme Gautheret
Histoire d’Haïti. La Première République noire du Nouveau Monde, de Catherine-Eve Roupert* et Ma vie à Saint-Domingue, de Jean-Jacques Salgon : Ombres et lumières haïtiennes.
C’est un pan entier de l’histoire de France, relégué à l’arrière-plan de la mémoire nationale pendant des décennies et revenu sur le devant de la scène à la faveur de l’immense émotion qui a suivi le tremblement de terre de Port-au-Prince, le 12 janvier 2010. Avant d’être cette terre meurtrie, accablée par la misère, la violence politique et les calamités naturelles, Haïti a été une colonie française, la plus prospère d’entre toutes. Puis les convulsions liées aux séquelles de l’esclavage et la violence inouïe des luttes pour son abolition ont précipité la « Perle des Antilles » dans une spirale de violences dont elle n’est, à vrai dire, jamais réellement sortie.
Ancienne colonie, indépendante depuis le 1er janvier 1804, après la seule révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire, la première république noire du continent américain est progressivement devenue l’État le plus pauvre des Caraïbes. Catherine-Eve Roupert relate minutieusement les étapes de cette descente aux enfers. Elle remonte aux premières heures de la colonisation européenne (Christophe Colomb aborda en décembre 1492 les côtes de l’île, alors baptisée Hispaniola) pour évoquer l’esclavage, la révolution de Saint-Domingue et ses convulsions, puis les drames qu’a connus le pays jusqu’au tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui dévasta Port-au-Prince et ses alentours, faisant plus de 200 000 morts et 3 millions de sinistrés.
Son récit bien mené, remarquablement écrit, souffre toutefois, principalement en ce qui concerne la période coloniale, de simplifications, en grande partie par la faute d’une bibliographie assez dépassée, et de quelques exagérations (ainsi de l’affirmation d’un chiffre de 100 millions de victimes pour la traite atlantique, soit huit à dix fois plus que les estimations scientifiques). Comme si la dénonciation des horreurs esclavagistes imposait de laisser de côté les impératifs de la rigueur historique…
Une personnalité hors du commun domine son récit : celle de Toussaint Louverture (1743-1803), héros de la révolution haïtienne, père et martyr de l’indépendance. Ancien esclave lui-même, défenseur de l’abolition, décrétée par Sonthonax le 29 août 1793 et votée par la Convention le 4 février 1794, amoureux des idéaux de 1789, mais adversaire obstiné des menées des envoyés de la France, le héros national haïtien a des rapports profonds, complexes et ambigus avec la métropole.
Entre méditation sur cette figure hors du commun et récit autobiographique, l’essai atypique de Jean-Jacques Salgon, Ma vie à Saint-Domingue, est une analyse sensible de la profondeur du lien qui unit la France à l’ancienne Saint-Domingue. Poussé par « un désir d’élucidation et le goût de vivre dans un monde moins confiné », l’auteur explore, d’un musée de La Rochelle à la place des Victoires, qui abritait jadis l’hôtel de Massiac, quartier général parisien du lobby colonial pendant la Révolution, en passant par Liancourt, bourgade de Picardie qui abrita l’école militaire où Toussaint Louverture envoya deux de ses fils, les traces ténues de cette histoire.
Son pèlerinage s’achève dans le Jura, au fort de Joux où Toussaint Louverture finit ses jours en captivité, le 7 avril 1803, épuisé par le froid et les mauvais traitements de ses geôliers. La disparition de son corps devient sous la plume de Jean-Jacques Salgon l’image parfaite et saisissante, du « destin qui fut longtemps fait à sa mémoire et plus largement (de) tout ce qui unit par le passé la France à son ancienne colonie ».
* Perrin, 2011.