Le Monde des livres, 7 septembre 2012, par Éric Chevillard

Sans barguigner, j’enfonçais ma lance d’airain dans sa grotte cramoisie… Car la préciosité métaphorique est en effet l’un des écueils sur lesquels, trop souvent, vient s’empaler la littérature érotique. Ce n’est pas le seul. Nous nous trouvons là devant un insoluble problème de lexique. S’ils ne donnent pas dans cette mièvrerie stylistique vaguement orientalisante, l’écrivain libertin et le pornographe n’ont guère le choix qu’entre le langage clinique de la gynécologie et l’argot le plus dessalé, deux manières encore d’être mal léché. C’est un cas de désespoir lyrique. Non que les mots manquent, ils sont même excessivement nombreux, mais ils apparaissent tous négativement connotés, qu’ils relèvent de l’euphémisme, de la science anatomique ou de la grossièreté, comment voulez-vous écrire avec ces poids aux poignets sans y perdre inévitablement toute votre subtilité ?

L’écrivain y laisse encore d’autres plumes. L’humour et l’ironie sont à peu près aussi malvenus dans cette littérature que dans les textes sacrés, à moins d’y introduire une dimension parodique qui en ruine toute l’efficacité. Pour les mêmes raisons, elle se prête assez mal aux inventions formelles et aux recherches stylistiques les plus audacieuses. La libido n’est certes pas dépourvue d’imagination mais elle confie plus volontiers à celle-ci le soin de scénariser ses fantasmes (petits récits souvent bien académiques) que de révolutionner le genre romanesque. La réflexion n’est pas non plus très encouragée dans ces pages qui préfèrent explorer d’autres profondeurs, et l’émotion même s’en retire en rougissant (mais cela en raison de son côté sainte-nitouche qui peut agacer aussi). L’ennui, en revanche, s’y rencontre souvent, comme au spectacle du patinage artistique, tant les mêmes figures y sont répétées inlassablement – n’y a-t-il pas bien longtemps que tous les angles et les arrondis de cette géométrie ont été répertoriés ?

Anne Serre mérite donc toute notre reconnaissance pour avoir su écrire un récit érotique qui se joue de toutes nos préventions. En vérité, Petite table, sois mise !, qui emprunte son titre à un conte de Grimm relève plutôt du conte lui aussi, un conte pour adultes avertis, c’est-à-dire bien sûr pervertis, quoique tout enrobé d’innocence comme le veut le genre. Jamais les mots « inceste » ou « pédophilie » ne sont utilisés par la narratrice, fillette devenue adulte qui raconte son enfance à la première personne. Et c’est là l’audace principale d’Anne Serre que de braver le vieil interdit, ravivé dans nos consciences modernes par de sordides et récurrents faits divers Or justement nous ne sommes pas là dans le fait divers, mais bien dans l’espace littéraire du conte où tous les excès sont permis, et même souhaitables, puisque le corps et l’esprit du lecteur s’y trouvent ainsi mis à l’épreuve et ébranlés, confrontés soudain à cette effrayante liberté en deçà du bien et du mal qui précède les lois morales et politiques.

« La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j’avais sept ans. » Ainsi s’ouvre le livre et, quelques lignes plus bas, nous lisons : « Maman était nue la plupart du temps […]. Elle brossait sa toison devant la glace du vestibule, à grands coups, aussi sérieusement qu’elle se lavait les dents le soir. » L’écriture d’Anne Serre se présente elle aussi dans le plus simple appareil. Il y a un contraste, parfois comique, parfois glaçant, entre la bonne humeur de la narratrice et ce qu’elle raconte si sobrement – car tout semble pour elle aller de soi –, cette relation minutieuse de ce qui est peut-être pour nous le crime le plus monstrueux puisque le père et la mère se livrent du matin au soir a des jeux érotiques avec leurs trois filles. On voudrait dire qu’ils abusent d’elles ignominieusement, mais elles y consentent avec autant d’ingénuité que d’appétit : « Le sexe de papa faisait nos délices. Nous n’étions jamais rassasiées de sa vue, de son toucher. »

Ces parents dévoyés, ogre et ogresse dévorant leur propre chair, mais qui jamais n’apparaissent tels aux yeux de leurs filles ni jamais peut-être aux leurs mêmes, s’abandonnent aussi sans se cacher aucunement à des visiteurs de passage, invitant les petites à se mêler à leurs ébats. La narratrice a tout de même conscience que ces comportements sont, disons, atypiques : « Je ne voudrais pas, ici, sembler faire l’apologie ses liens sexuels en famille […]. Mais […] nul ne me convaincra de m’arracher les cheveux, de couvrir ma tête de cendres, de pleurer, puisqu’au fond de moi nul ne pleure, mais au contraire, rit et demande à danser. » Le magnétisme sexuel de la famille est tel que même les enquêteurs de l’assistance publique, alertés par des rumeurs, se laissent entraîner dans ces bacchanales domestiques.

Dans une deuxième partie plus elliptique, où la tension retombe un peu, la narratrice a quitté la maison. Elle apprend sans s’en émouvoir la mort de ses parents. Elle se dit alors « privée de sentiments » et préfère enfouir en elle son passé, non comme un secret honteux pourtant, plutôt comme une extravagance, un songe d’enfance difficile à démêler – impressions qui sont aussi celles que le lecteur garde de ce conte cruel et naïf, étrangement envoûtant.