Le Nouvel Observateur, 8 février 2001, par Didier Jacob

Rue Réda

Un écrivain en balade. De Ménilmontant à l’ouest parisien, de Lausanne à Lisbonne, Jacques Réda se promène. Et tire de cette déambulation de merveilleux récits.

C’est un curieux ruminant qui mâche le mégot, et passe ses journées à trois à l’heure, en pétrolette ou à vélo. Il prospère à Ménilmontant, étend parfois son territoire de chasse aux avenues cossues de la plaine Monceau, aime surtout la province des villes, ces banlieues de Montreuil ou de Romainville où des palissades de troènes dissimulent les bicoques à son inquisition. Aux heures chaudes, il met la béquille. C’est alors qu’il s’amadoue le plus facilement – à la terrasse d’un café, épluchant La Vie du rail sous un parasol armorié d’une marque d’apéritif ou d’esquimau. Jacques Réda déambule, ce mois-ci, dans deux nouveaux petits chefs-d’œuvre de malice, d’intelligence et d’observation, Accidents de la circulation et Le Lit de la reine. Il y raconte ses virées vélomotorisées qui, sous sa plume, prennent des accents de voyages d’Ulysse ou de monsieur Perrichon. Il peint, surtout, les gens qu’il croise dans les lieux qu’il visite : c’est un carrossier-garagiste qui sirote sa tranquillité dans un bar de Belleville, un bambin mi-sauvage sur le seuil d’une gare, un pêcheur, sur son pliant, qui taquine le temps qui passe faute de pouvoir lever gibier plus important. C’est une bourgeoise vieux rose qui chanelise de son parfum l’entière rue de Courcelles côté pair, une ribambelle de mômes aperçus rue de Bagnolet, « tout un nuancier de petites bouilles subtropicales qui attestent un peuplement ». Dans cet embarras de voies sans issues, de gares à vendre, de baraquements autrefois industriels, d’hôtels pour voyageurs de commerce à la note de frais sévèrement épluchée, et où l’on boit du vin « au goût de colle d’étiquette », Réda voyage à l’estime, et gagne la nôtre en le racontant. On sait que Francis Ponge avait l’imagination qui moussait en épluchant du regard une simple pomme de terre. Jacques Réda, lui, exulte dans un décor urbain où déjà la rouille, peut-être la ronce ou l’herbe folle, témoignent de la désaffection de ses contemporains pour les activités peu automatisées, et médiocrement rentables. C’est qu’il peut alors débusquer, avec bonheur et nostalgie, les indices d’une vie artisanale qui, du temps de son enfance, dégueulait jusque dans la rue ses colonies de boulons et ses rivières de cambouis. Les magasins qu’il préfère ne sont-ils pas, du reste, ceux qui font aujourd’hui vitrine close ? Parce qu’ainsi la curiosité du fouineur reste inassouvie. Et aussi parce que, à cette basse continue d’efforts et de peine qui tire obstinément vers les graves le vol du bourdon humain, Jacques Réda préfère la vie en bras de chemise et le son clair des jours chômés. Le dimanche a ses faveurs, les étés désertés où tout un silence règne, les semaines d’acharné soleil où le monde va son cours autrement. Rien ne presse alors comme d’aller prendre un verre, et de prolonger la discussion pour lui commander son frère. C’est l’heure du pastis, et de ces petits monuments de littérature en maraude dont ce virtuose de Réda, magnifique tenancier du verbe, offre la tournée.