Le Soir, 2 novembre 2012, par Lucie Cauwe
La formule magique d’un conte de Grimm
Jamais deux sans trois, dit la maxime bien connue. Mais il arrive que la lecture du « trois » rattrape celle du « un » et du « deux ». Heureusement. Plus clairement dit, lire Petite table, sois mise !, d’Anne Serre, rachète ou efface, ou les deux, les mauvaises expériences faites, chacune pour sa raison, avec Christine Angot (Une semaine de vacances) et E.L. James (Cinquante nuances de Grey).
Pourtant, Anne Serre ne fait pas dans la dentelle. Tout est amoral ou immoral dans quasiment l’intégralité de son bref roman. On le sait, on le sent mais elle tient son histoire d’une façon tellement sûre que le lecteur la suit, et sourit même parfois malgré l’énormité des scènes.
En résumé, le père aime s’habiller en femme quand il ne saute pas, assez brutalement sa compagne et/ou ses trois filles. « Le sexe de papa faisait nos délices », note la narratrice, la fille du milieu. La mère adore se promener nue devant tout ce qui passe, brosser sa toison, se faire sauter devant ses enfants par ses nombreux amants, dont le médecin de famille et l’agent d’assurances, partager ses descendantes avec ses partenaires… « Ils [les parents] faisaient avec nous des choses qu’il est absolument interdit de faire avec les enfants », poursuit la narratrice.
Les propos comme les situations sont énormes. Mais ces dernières sont souvent joyeuses. Au point de dissuader les institutions averties par l’une ou l’autre bonne âme d’encore revenir chez eux. Un dysfonctionnement dans la famille ? Comment imaginer cela ? Les cas de conscience des trois filles ne surgissent que quand leurs père et mère les réclament au même moment en des lieux différents.
Cette folie extrême n’empêche toutefois pas les enfants de grandir, conscientes de leur différence, et de voir dans la table de la salle à manger celle, magique, du conte de Grimm sur laquelle agit la formule du titre. Petite table, sois mise ! dit une construction de soi étrange, entre drame et confiance, un parcours énigmatique qu’on suit avec attention.