L’Humanité, 7 avril 2011, par Alain Nicolas

L’espace-temps de Toussaint Louverture

Le libérateur d’Haïti hante Jean-Jacques Salgon, et son destin croise celui de l’auteur, à chaque page.

« Il me semble voir Sami et Équiano échangèrent catimini quelques piastres sur le pont du Charming Sally. » Sami est un garçon ivoirien de dix-sept ans, « boy » chez une coopérante française en 1980. Équiano un ancien Béninois transporté comme esclave sur l’île anglaise de Monserrat, qui publie ses mémoires en 1789. Ils ont, nous dit Jean-Jacques Salgon, bien des choses à se dire, et il est bon que les écrivains sachent tordre le temps pour rappeler que l’esprit du Code noir a seulement pris d’autres formes, aujourd’hui. D’ailleurs, il le répète, il n’a jamais mis les pieds à Saint-Domingue. Mais il y a vécu, avec Toussaint Louverture. Et tant d’autres, que le destin conduit sur des routes qui rejoignent celles du libérateur des esclaves de ce qui est aujourd’hui Haïti. Ce n’est pas tout à fait façon de parler, comme on dit qu’un auteur « vit ses personnages ». Mais quand, à chaque pas, on se cogne sur une trace de Toussaint Louverture, on peut penser que nous sommes dans un cas de revenants, et que le spectre du « général des Nègres » hante la vie de l’auteur, et ses pages.

Ainsi, nous apprenons qu’en juillet 2008, leurs majestés Adjahouto Dodo et Kpodégbé Toyi, respectivement roi des Aïzos et roi d’Allada, monarchies distantes de dix-huit kilomètres, ont bien failli compromettre la célébration de la fête nationale à l’ambassade de France par leurs querelles de préséance. Pittoresque colonial indécent, surtout dans les temps que nous vivons ? Non pas : un fils d’un des rois d’Allada, Déguénou, fut vaincu en 1724, et vendu comme esclave au capitaine d’un navire de la Compagnie des Indes occidentales, puis à un Français de Saint-Domingue. En 1743, un fils lui naît, François-Dominique-Toussaint-Bréda. « parce qu’il est né sur l’habitation Bréda », appartenant au comte de Bréda. C’est lui. On l’appellera plus tard Toussaint Louverture.

C’est son histoire que nous raconte Jean-Jacques Salgon. On la connaît, croit-on. Pourtant, quand on la lit sous sa plume, on ne peut qu’être frappé par l’actualité, la modernité de ce combat. Ce n’est pas que l’auteur, jouant la carte de l’anachronisme psychologique ou du clin d’œil à l’actualité nous campe un « Toussaint Louverture, notre contemporain ». Au contraire, il laisse le personnage à son opacité. C’est le tissu d’histoires où il l’enserre qui en fait un de nos familiers. Salgon travaille l’époque révolutionnaire et l’actualité de la révolte, de 1968 à la lutte du LKP d’Élie Domota en 2009. Là aussi, ce sont des histoires, des personnages, des destins qui jouent, se racontent et nous, comme les enfants devant le conteur, lisons, ravis, la machine à histoires de Jean-Jacques Salgon tresser les grands et petits récits qui donnent un sens à la « grande » histoire.