Libération, 29 octobre 1998, par Jean-Baptiste Harang
Ceci est mon corps
« J’écoute le bruit que fait mon sang, et la pluie battante. Je recrache le goût de la terre. J’attends la nuit pour me délivrer encore de toutes ces forces. » On avait quitté voici un an Dominique Sampiero sur ces courtes phrases, les dernières de La Lumière du deuil avec la vague culpabilité de ne pas pouvoir rendre compte de tous les textes qu’on aime, et la petite consolation d’espérer qu’on se retrouverait. La première phrase disait toute la vanité de l’écriture, son sacrilège et sa nécessité : « Écrire alourdit la légèreté des êtres parce qu’elle la rend visible tout à coup. » Une femme était morte, de chagrin, d’abandon, d’avoir planté une aiguille à tricoter dans son ventre engrossé. Un texte bref, léger et alourdit de mots simples, un des textes les plus longs de l’auteur, sa bibliographie féconde engendre au principal des poèmes, nous ne savons pas ce que sont ces poèmes, nous devinons que sa prose en est grosse, et voilà qu’on se retrouve, sur la même longueur d’onde, soixante pages, sous la même couverture jaune cadmium des éditions Verdier, Le Dragon et la ramure, pour une enluminure à l’ancienne, un autre pieu planté dans le plein cœur des hommes.
Le texte commence par où il finira, par où nous finirons, dans le saloir du monde : « Peu à peu mon corps est devenu blanc, livide comme la neige des cierges, le sel a pénétré doucement les pores, je ne sens aucune brûlure, j’ai vu ma chair rosir au fil des jours, et Agate se pencher, en pleurant sur moi, me retourner dans mon coffre comme un enfant sur la couche, me couvrir à nouveau de sel… », on met ici des points de suspension qui n’existent pas, c’est le texte tout entier qui est en suspens, comme un souffle retenu, d’une plume planante, aux ailes déployées dont l’ombre portée sur terre nous recouvre et nous glace. L’homme est orphelin de sa mère morte en couche, il se nomme Justin et se souvient de tout. « La mère en nous donnant la vie s’endort. Le sang roule dans son ventre et glisse entre ses jambes comme une étoffe, un sang rouge et terne, mauvais comme un rapace, un sang qui toute la vie tournera dans notre corps comme une écharpe, une bête en cage, une étoile » (p. 13). Justin est élevé dans un monastère où il apprend l’art de l’enluminure et le métier de copiste, « la main en écrivant touche le monde ». Seule l’indication que ces travaux perdurent situe le récit dans un temps ancien. Justin s’éloigne de la vie monacale, pour l’amour d’une femme, un amour de corps et de pureté partagés : « Agate aimait, de la beauté de Justin, la sueur. Les parfums qu’il ramenait de la terre. La force tout entière brunie sous les muscles » (p. 30). Arrivent un enfant dans le ventre d’Agate et une terrible famine, à manger des racines, les herbes des fleuves, les charognes et les pierres. Manger les hommes.
C’est alors que Justin se souvient des chimies enseignées par les moines, il pile les poisons, le Blanc d’Argent et sa neige mortelle : « Toi et l’enfant dedans ton ventre. Pour que vous ne mourriez pas. Je me coucherai dans le saloir. Je mélangerai ma chair à la nuit blanche. Le Blanc d’Argent effacera mon sang. Je vois son cheval dans ma coupe. Je serai la lettrine qu’on gomme. La page effacée de tous les mots. De tous ses vices. Mon âme retrouvera la douceur du lac. Le Blanc d’Argent mangera mes traits. L’édifice de ma vie. Je serai la fenêtre sans icône. La peau de mouton vierge qu’on égorge. Je sais que tu pleureras. Qu’il te faudra plusieurs jours et plusieurs nuits pour faire les gestes. Il faudra qu’un jour pourtant tu tranches ma chair. Et que tu me manges » (p. 49). La fable n’est pas finie, puisqu’il reste des mots, des mots d’encre et de prière. De la morbidité ce texte transcendé fait un pur amour.
Dominique Sampiero est un homme du Nord, il a 44 ans, instituteur dans le Denaisis, il publie dans le même temps aux éditions du Laquet, collection Terre d’encre, un hommage à l’Avesnois, son pays natal, pour illustrer ce beau mot inventé, la « plainitude ».