Tageblatt, septembre 2005, par Corina Mersch

Échec et mat, un tour de magie avec Anne Serre

À partir d’une carte d’un jeu de tarot offert par un ami, Anne Serre fabrique à nouveau – après l’insaisissable Monsieur Real du Narrateur – un personnage énigmatique et protéiforme qui s’obstine à défendre, moyennant parfois tricheries et maldonnes, les couleurs de la littérature.

« Et c’est ainsi que je suis devenue écrivain. À cause du MAT et de mes tactiques pour échapper à son pouvoir. » Écrire un livre sur une image énigmatique, c’est, avant toute chose, faire alliance avec ce qui nous menace, tâcher d’en arriver au point où le côté terrifiant s’annule. Pour Anne Serre, il s’agit de dompter ce petit personnage du jeu de tarot, évoquant tour à tour le revenant-vagabond-joueur-de-flûte taiseux et menaçant. Bien évidemment, dans cette affaire, c’est le « tour à tour » qui est fascinant : « Ce tournoiement. C’est lui qui vous cause des délices, mêlant l’effroi à la jouissance, la jouissance à l’effroi. »

En explorant les sous-bois du récit, le lecteur est prié d’être « à la fois d’une vigilance extrême et dans un état de rêverie extrême » pour que lui parviennent toutes les indications qui plus tard réunies, examinées, étudiées, lui permettront de progresser un peu. Apprivoiser LE MAT, c’est commencer par lui ôter son bonnet de fou qui est aussi le casque ailé de Mercure. L’interroger ensuite sur sa manière excentrique de porter sur l’épaule droite le bâton qu’il tient de la main gauche. Chasser la bête immonde – chien, renard, hyène ou chimère – qui essaie d’attraper sa bourse. Finir par admettre qu’il y a, dans la composition du personnage, quelque chose d’impensable, d’innommable, « une aberration facile à sentir mais difficile à désigner ».

À un détour de chemin, l’Autre peut révéler soudain sa face terrible, « ce visage sans passé qui signe quelque chose comme l’arrêt de mort ».
Tout en le considérant avec une espèce d’« horreur triste », la narratrice comprend que LE MAT, c’est aussi l’événement tant attendu, que beaucoup confondent avec la rencontre amoureuse, et qui frôle, pour peu qu’on le regarde en face, « la grande bataille orgiaque, le point sublime de l’existence, la grande jouissance si on y va par là ».

Quoi qu’il en soit, affronter ce genre d’apparition, c’est abolir le temps pour lui substituer un autre Temps, privilégié, souverain, digne d’un T majuscule, qui est le Temps du récit. En tant que fantôme du passé, LE MAT, c’est aussi la quintessence de ces souvenirs amputés, déformés, contenant toujours une erreur salutaire qui vous pousse à vous lancer dans la fiction comme dans un bain réparateur : « Il y a entre ma mémoire et moi, une lutte de lutteurs », s’inquiète Anne Serre. « Bientôt, si je vieillis, je dirai de mes souvenirs des choses qui n’ont rien à voir avec ce que j’ai lu ou appris. Quand j’aurai lu “Marion va au bal” je traduirai par “Pierre travaille en usine” ce qui n’est pas du tout conforme à la réalité. »

Tant qu’à perdre la mémoire, autant brouiller les cartes et sortir un MAT nouveau – métamorphosé, printanier, bienveillant – de sa manche. Contrairement à la langue ésotérique, la langue poétique n’a de pouvoirs que bienfaisants. « La langue poétique – on le sait mais ce n’est pas bête de le répéter – est une médecine, et comme tous les narrateurs du monde, ayant besoin d’être soignée, je m’administre la langue poétique régulièrement. » (D’ailleurs, en tentant d’apprivoiser la bête, Anne Serre nous livre, au passage, de très belles pages sur Emma Bovary et Hans Castorp, sur les écrivains suisses et les pionniers américains.)

Après avoir endossé nonchalamment l’habit du Mistrigri, d’Orphée, du roi des Aulnes, voici LE MAT déguisé en Hamelin, le joueur de flûte, l’homme qui entraîne une ville entière vers la mort… Si les choses étaient simples, cela se saurait, conclut Anne Serre, étourdie elle-même par tant de tours et détours narratifs. Si l’amour, l’amitié, la peur, la folie, la disparition désignaient à chaque fois une seule figure ésotérique ou romanesque – cela se saurait également et l’on n’en serait pas aussi perplexe, aussi curieux de découvrir la suite des hostilités. « Ce qui est merveilleux, c’est d’approcher ce corps protéiforme et inquiétant, ce changement à vue de visage, d’usage, sans jamais s’y brûler au point d’y perdre son latin (la plus grande perte). Tant que l’on peut rester vivant et possédant son latin à considérer LE MAT face à face, c’est que l’on est écrivain, suspendu, protégé. » À l’instant même où la bête, hypnotisée, battra des cils et baissera la garde, on en profitera pour tourner la page et considérer déjà, d’un œil amusé ou affolé, le livre à venir.