Tageblatt, septembre 2012, par Laurent Bonzon
Les forces de vie
Petite table, sois mise ! ou l’impasse de la perversion. Dernière livraison d’Anne Serre, écrivain précieux et délicat, ce conte pour adultes, qui multiplie les références à Grimm et à d’autres auteurs délicieusement cruels, est une histoire d’enfants souillés dans la joie et la belle humeur.
Trois jeunes filles livrées membres et corps aux plaisirs multiples et constants de leur père, mère, voisins, voisines, médecin de famille, etc. Une longue orgie de coïts apparemment consentis et physiquement désirés, comme une vie entière en miniature, faite de sensations et de débordements échappant à toute pudeur et à toute morale. De cette étrange contrée, où chaque chose et chaque sentiment nous semblent à l’envers, mais où ses habitants n’ont jamais connu d’autres coutumes que celle des liens charnels, on ne s’enfuit pas pour autant sans emporter un lourd bagage.
C’est l’expérience que fait la narratrice, qui fuit à quinze ans ce royaume fantastique des outrages partagés. Sa vie n’est qu’une longue errance, à la fois douce, à la fois amère, guidée par le mensonge, la dissimulation, l’invention, une forme de légèreté qui confine au vide. Il faudra du temps à cette héroïne de conte pour comprendre que son silence pourrait trouver une voix dans l’écriture…
« Longtemps, j’ai été privée de sentiments. Maintenant que j’approche de la quarantaine et qu’il m’est arrivé, grâce à Dieu, d’éprouver ici ou là de la tendresse, de l’affection, je considère cet âge où je ne sentais rien sinon ma force avec curiosité. » Cette force, c’est celle qui perdure en deçà des silences contraints, des violences passées et de l’amour qui reste à découvrir. Une personnalité, « un assemblage dont la caractéristique première était d’être vivant, de tendre vers la vie, de l’assurer, la maintenir. » Un étrange alliage plus fort que tout.