Valeurs actuelles, 23 février 2001, par Vincent Landel
Jacques Réda, l’arpenteur des villes
Vagabondages. L’œuvre de l’écrivain célèbre la joie d’être en vie et la douceur du familier.
Jacques Réda marche de travers, comme le crabe, ou à reculons, comme l’écrevisse. Voilà près de quarante ans que ce poète crustacé (décapode) arpente les rues de France et d’Europe avec un art consommé de la désorientation. Quarante ans qu’on lui donne du « piéton de Paris », alors que sa science de la dérive n’a pas grand-chose à voir avec la « mélodie enrouée » de Léon-Paul Fargue, lequel s’attachait plus à l’histoire des lieux qu’à leur esprit.
Réda, lui, est une sorte de géomètre hagard. On le dit farfelu alors que son projet poétique est d’une grande précision. Avec pour boussole, le Rivage des Syrtes ou La Vie du rail, il traverse des villes et des paysages que sa présence semble vider de leur population. On le trouve sur les chemins vicinaux, devant un hangar crasseux, une gare désaffectée, un fort en ruine – bref, partout où ne vont pas les touristes. Il rapporte de ses promenades des descriptions minutieuses jusqu’au vertige. Quand les gens sérieux vaquent à leurs affaires, il est à Ménilmontant, où il s’attriste de la déréliction d’une venelle que le monde moderne a marginalisée, et donc « disposée à la méchanceté ». Aux cités comme aux campagnes, il prête des élans, des regrets, de l’ironie, le goût de l’introspection. Cet anthropomorphisme est la marque d’une poétique qui a pris, comme celle de Francis Ponge, le « parti des choses ». Une poétique qui célèbre la simple joie d’être en vie parmi elles, entre l’« éclat de l’insolite » et la « douceur du familier ».
Chez Réda, on dirait que la ville est une personne douée de sentiments. Et plus exactement, une femme. Le flâneur élabore une sorte d’érotisme cosmopolite, où le ravissement amoureux succède à la lassitude, et les retrouvailles aux scènes de ménage. La devanture d’un magasin de chaussures dessine le « vide assassin » de l’existence, comme auprès d’une épouse dont on est las. Coup de foudre dans un jardin de Madrid, où le promeneur se demande s’il ne va pas prendre racine et, qui sait, produire des bourgeons : « On viendra m’arroser. »
Et que dire de ces impasses à qui il manifeste sa sympathie en caressant leurs réverbères, et de cette envie soudaine de « taper sur l’épaule » d’un vieux distributeur de billets ?
Cette complicité chaleureuse, sensuelle, servie par une prose économe, déposée sur les lieux comme une poudre, ouvre dans le quotidien un « temps délivré », un temps qui cesserait de couler, métaphore de l’éternité. Les lisières et les marges qu’explore Jacques Réda sont des « pôles secrets »dans le ventre de la ville-femme. Promesse, quête, rêve d’une architecture secrète, d’un centre métaphysique qui donneraient un sens à l’imbroglio des perspectives fuyant à perte de vue.
L’espace est intérieur, les poètes n’en finissent pas de le rappeler. En écho, Hölderlin ne disait-il pas que le plein jour est plus mystérieux que la nuit ?