Focus vif, 21 février 2014, par Ysaline Parisis
Antoine Wauters
Le Prix Première 2014, c’est lui. Avec Nos mères, le Liégeois travaille le roman d’apprentissage au corps et à la poésie. Révélation.
Quand on le rencontre en ce triste jour pluvieux et froid de février, Antoine Wauters vient d’oublier son écharpe dans un taxi. Une manie chez lui. « Je ne sais pas combien de fois ça m’est arrivé ces derniers temps ! » Acte manqué ? L’idée est séduisante, chez un sujet qui ouvre la conversation sur l’idée d’avancer désormais « à découvert ». Auteur, jusque-là, de textes hybrides (le remarqué Césarine de nuit) voire de poésie pure – genre par définition confidentiel et volontiers flouté –, le Liégeois vise aujourd’hui à travailler au net. « Sans les détester, je me sens terriblement loin de mes premiers textes. Tous ces jeux sur les mots, ce côté opaque : la poésie maintient un voile de pudeur… Elle a aussi tendance à faire tourner le dos à la réalité. Mon envie actuelle, c’est d’aborder des sujets en prise directe sur le monde. De trouver un rapport plus frontal dans l’écriture. » C’est donc sur le terrain du roman que ce lecteur d’Arno Schmidt, de Marguerite Duras et de Thomas Bernhard – « je les adore, mais je ne les ai pas autant lus que d’autres, parce que ce sont des écrivains qui ont une écriture contagieuse » – s’aventure aujourd’hui. Un format qui semble lui réussir, et qui lui ouvre les pages d’une presse globalement plus à l’aise de parler intrigue qu’expérimentation poétique : depuis la sortie de Nos mères, le Liégeois enchaîne les interviews, les capsules à la radio-télévision et les allers-retours à Paris. Ce à quoi il faut désormais ajouter l’attribution du Prix Première, dotation de 5 000 € par laquelle la première chaîne de la RTBF propulse chaque année un premier roman francophone. « C’est drôle, quand j’ai reçu l’appel de la Première m’annonçant que j’étais lauréat, je me préparais à aller marcher, précisément pour oublier un peu toute la pression et l’attente que je mets autour de mon livre, et que je ne trouve pas toujours bonne… »
Acte de résilience
À 33 ans, Wauters, philosophe de formation, jeune père de famille, se voit comme un casanier tendance introspectif. Un tempérament qui s’affirme à l’heure de composer ses livres : « Je ne fais jamais relire mes textes à personne avant de les envoyer à l’éditeur. Quand j’ai terminé je colle les pages à la file sur les murs de mon bureau, et je voyage comme un autiste de l’une à l’autre, un bic à la main, pour débarrasser le texte de l’excédentaire, de l’inutile. Je coupe énormément, jusqu’à garder une matière première. Pour Nos mères, je suis parti de quelque chose comme 240 feuillets pour arriver à un peu moins de 150 pages finales. Je suis convaincu qu’en enlevant de la masse, on laisse au lecteur une part plus active. » Nos mères, donc. Le roman lauréat. Publié aux exigeantes éditions Verdier (les célèbres couvertures jaunes des deux Pierre, Michon et Bergounioux), le texte est le récit d’apprentissage d’un jeune garçon, Jean Charbel, vivant dans un pays en guerre (sans doute le Liban). En proie à la folie depuis la mort de son mari, la mère de Jean décide de l’enfermer dans le grenier de leur maison sur les collines. Tenu loin du charnier, mais aussi privé des beautés de son pays et de la vie, Jean se laisse aller à des divagations et des rêveries, quand il ne s’invente pas carrément des frères d’armes imaginaires. Lorsque la guerre reprend, l’enfant trouve refuge en Europe, auprès d’une mère adoptive vampirisée par d’autres types de conflits, plus symboliques et intérieurs. D’une guerre, l’autre.
En trois parties, Wauters accomplit son passage au roman. Le résultat a beau coller aux exigences du genre, il reste le réceptacle d’une forme de poésie singulière, au filtre de quoi le primo-romancier passe ses mots heurtés et ses images saisissantes, de sauvagerie et de sensualité mêlées. Une manière d’enluminer des thèmes sombres, et une forme particulière d’enchantement du pire – presque de résilience – pratiquée comme un mantra par cet admirateur de Sylvia Plath. « Je vais vous confier une de mes perversions (sourire) : je pense fondamentalement que la vie n’a pas de piments en tant que telle. Pour moi, le fait de greffer des mots à nos actes leur donne du sens. Par exemple, le fait de cuisiner m’indiffère profondément. Mais si je greffe de la parole à cela – si je m’imagine comme un grand restaurateur en train de préparer des mets pour des convives –, ça devient très poétique. Le monde n ‘est qu’une réalité de cul-de-jatte, qu’un emboîtement de choses sans sens. Moi je veux réinjecter de la substance, du souffle, de la poésie au sens fort, pour me sentir plus vivant. »
Parlant de l’écriture comme de ce qui donne « un horizon à sa vie », le poète sait néanmoins diversifier les supports. Scénariste pour le cinéma (il a co-écrit avec son presque homonyrne Antoine Cuypers le court A New Old Story, Best Short Film Award au Brussels Film Festival en 2012), Wauters dirige depuis peu deux collections littéraires : l’une aux hexagonales éditions Cheyne, « La Grise », où il publie peu ou prou un texte par an – « Je n’ai pas de critère. Ça doit être une évidence. Quand un texte est bon, il échappe à la critique » – et l’autre aux éditions belges de l’Arbre à Paroles, dédiée à la diversité des formes et aux textes transgenres – un projet taillé sur mesure, on l’aura compris, pour celui qui revendique une liberté primordiale de l’écriture. « Moi j’ai envie que la littérature soit vivante et qu’elle soit du côté du vitalisme. Qu’elle puisse porter l’idée que rien n’est irrévocable ou écrit d’avance. C’est exactement ça, pour moi, la littérature : l’anti-déterminisme. »