Indications, nº 3, 1994, par Jacqueline De Cat

L’affaire Touvier et son récent procès viennent de rendre manifeste la difficulté – toujours présente après plus de cinquante ans ! – qu’il y a encore en France à envisager sereinement la période de Vichy.

Comment les enfants peuvent-ils assumer l’héritage de honte, l’héritage de ceux qui – ni meilleurs ni pires, abusés surtout – ont fait le mauvais choix, celui de la collaboration avec les Nazis, par l’engagement dans la Milice ? « Que dirais-je aux enfants de la nuit ? »

Il me semble que le roman de Michel Séonnet creuse droit et profond dans ce débat intime ; bien au-delà des simplismes et des généralités, il ouvre à une compréhension possible, sans complaisance.

Trois générations d’une famille s’affrontent en un étrange huis clos ; trois couples, qui attendent dans un couloir. Le lieu est imprécis, comme le temps que rien ne vient rythmer. Tout au plus sait-on qu’on est en Provence, vers 1990. Petit à petit, dans une alternance de brefs et âpres échanges et de récits plus personnels, plus intérieurs, des figures se dégagent, leur histoire se dessine. Cette rencontre ne peut être réelle, qui réunit des morts et des vivants dans l’attente d’une sorte de procès ou de jugement. Tous recherchent ce qui les a liés en un destin commun, tragique.

« La vérité. Leur vérité. Voilà le nom qu’ils donnent a leur entêtement. L’unique raison de leurs déchirements. Mais comment les croire ? Comment les croire lorsque tout montre a l’évidence que cette prétendue vérité n’est en fait que l’alibi qu’ils donnent a leur besoin viscéral d’en découdre. De régler d’anciens comptes que ni la mort des uns, ni l’enfermement des autres n’ont réussi à apurer. La porte devant laquelle ils attendent n’est qu’un leurre » (p. 30).

Tout commence avec le vieil homme en noir, Louis Bertini, « le Fondateur », au début du siècle. Engagé dans l’armée comme on entre en religion, il était inspiré par un idéal d’une exigence radicale qu’il a vécu comme un croisé : « Défenseurs de l’Évangile contre sectateurs du progrès, de l’indépendance absolue de la raison humaine. Sauver la France ! Sauver l’Église ! C’est pour ça que nous nous sommes battus… » (p 56) Cet idéal rigide lui vaut de ne pas être reconnu, malgré sa bravoure, pendant la guerre de 14. Sa petite nièce Louise lui reproche avec violence d’avoir entraîné sa famille dans cette voie de dévouement héroïque – comme s’il l’avait contaminée d’une maladie : « Dévouement total à un idéal ? C’est pas assez. Il faut dire : Sacrifice. Goût du sacrifice. Plaisir stupide du sacrifice. Croyance folle en un sacrifice qui apporterait le salut. La libération. Aux autres, bien entendu. À ceux qui auraient survécu. La voilà notre famille. Bien en rang pour entrer dans le livres des martyrs. Chacun son tour. Chacun avec la même détermination. La même stupide détermination. Donna sa vie ! La belle affaire ! C’est ça la maladie. Ce cancer qui nous a tous bouffés. Ronges. (…) Maladie de la croisade » (p. 63).

L’idéal de Louis Bertini s’était incarné dans deux présences tutélaires, vénérées, qui constitueront le lourd héritage moral de sa famille : un chêne vert quasi sacré, qui doit être régulièrement sacrifié par la taille, et un livre enflammé, Paroles d’un croyant de Lamennais, qu’on se transmettra de génération en génération et où chacun croira lire son destin.

Alors que Louis Bertini, marié tard à une femme qui lui enseigne l’attachement à la terre, a pris distance par rapport à ses engagements de jeunesse, son neveu élevé comme un fils, Fortuné Laugier, s’engage dans la Milice ; malgré ses doutes, il ne le retient pas. Et c’est là que le destin bascule. Bientôt les alliés débarquent, on offre aux miliciens en déroute de rejoindre la Waffen SS. Et après les doutes c’est l’écroulement des illusions, l’horreur du front de l’Est, la débâcle, la longue fuite comme une bête traquée vers la France où Fortuné sera jugé et condamné à la prison.

L’oncle a été abattu par des résistants, sur de si minces prétextes que leur justice en paraît dérisoire. En fait, il paie pour son neveu Fortuné, et c’est bien ainsi qu’il c le voit, espérant le protéger par sa mort, enfin à la hauteur de son idéal de sacrifice. La famille, marquée par la honte, se replie sur son secret.

Plus tard, par réaction, Louise, fille de Fortuné, s’engage avec son ami juif dans l’action révolutionnaire de gauche. Sans le savoir, juste comme le père et l’oncle, mais comme en miroir, à l’opposé. Effort avorte de sortir de la malédiction familiale. Son ami est condamné pour crime terroriste et emprisonné lui aussi.

L’histoire familiale est dévidée, rendue à sa complexité, l’affrontement dans le couloir s’est épuisé ; tour à tour, les participants s’en vont. La réalité du couloir s’altère encore dans la vision de Louise. Et l’on comprend que tout partait d’elle. Elle est là, appelée au chevet de sa mère morte ; elle essaie de faire taire en elle la rumeur du passé familial.

Dans un dernier délire du couloir, elle éventre la fameuse porte, et se retrouve dans un bureau en train d’écrire. Elle écrit, citant la fin du livre de Lamennais : « Que dirais-je aux enfants de la nuit ? »

Elle découvre que sa mère l’a inscrite dans le cycle des tailles du chêne, et tout ce passé trop lourd qu’elle rejetait avec violence, tout cet enracinement, cet attachement à la terre hérité de sa mère et de sa tante, tout cela elle l’accepte.

Elle remplit la maison des photographies qu’elle prend en quantité, qu’elle étale dans toutes les pièces « pour reconstituer à l’échelle de la maison le décor – la trame – ’une histoire dont elle était l’unique survivante » (p. 184). Et alors, quand tout est rassemblé, les liens tissés, dans une cohérence qui respecte l’irréductible complexité de la vie – c’est-à-dire sans doute après tout ce travail du couloir – ’est l’apaisement, la fin de la rumeur : « Et la rumeur avait disparu. Elle s’était tue. Comme si elle n’avait été qu’une vibration sourde du sol que les images étalées auraient fait taire ; comme si les images avaient étouffé sa respiration ; comme si, asphyxiée, elle était morte (…). La rumeur était morte et elle ne l’avait pas entendue mourir » (p. 185).

Ainsi se termine ce premier roman de Michel Séonnet. Attachant, foisonnant, d’un abord difficile. Les thèmes sont d’une grande richesse, qui touche à l’universel. Ainsi, le destin de cette famille, maudit malgré ou à cause de son noble idéal, a des accents de tragédie grecque. La précarité de la justice humaine, l’ambiguïté inhérente à tout engagement pour une cause, la transmission des valeurs anciennes, l’apaisement des haines, l’équilibre qu’apporte l’amour d’une terre : ces thèmes sont de toujours. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt de revisiter cette période particulière de l’histoire.

Le style me semble très remarquable. Les passages d’affrontement dans le couloir ont la nervosité, la vivacité du théâtre ; ils sont en total contraste avec les séquences alternées, plus méditatives, qui se développent en amples périodes proustiennnes : il arrive que la même phrase sinue sur deux pages, et l’auteur rappelle obligeamment l’antécédent à l’aide d’une parenthèse ! La souplesse, la variété de l’écriture, la beauté des images et leur force symbolique rendent ce livre fort plaisant.

J’ai bien envie de lire le livre inspiré de Lamennais, cité en exergue de trente-cinq des quarante chapitres ; sans doute y trouverais-je un nouvel éclairage sur ce riche roman.